Les livres et l’illettrisme

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Les livres et l’illettrisme
La lecture, au-delà du plaisir et des découvertes qu’elle peut induire est aussi un enjeu de société. Elle demeure un outil indispensable et indépassable de compréhension du monde et d’émancipation individuelle et collective. Il est donc essentiel de poursuivre l’effort consenti pour en augmenter l’usage.

Face à l’illettrisme, il convient de dépasser « l’émotion des classes cultivées » comme l’écrivait jadis Jean Hébrard. L’illettrisme demeure un phénomène de société important dans toutes les économies prétendument développées. Le déclarer grande cause nationale comme se fut le cas en 2013, sans effet réel sur les moyens mobilisés pour le combattre – d’ailleurs en baisse régulière depuis plusieurs années – n’est sans doute pas suffisant.  Pas plus d’ailleurs que les grands plans de formation nationaux[1] dont on attend encore le bilan qualitatif concernant les populations au capital académique le moins élevé et aux qualification les plus faibles quelquefois en situations d’illettrisme.

En effet, au-delà des chiffres toujours discutables et interprétables, malgré le sérieux du travail de l’INSEE et de l’enquête IVQ[2], la question du rapport aux livres des populations jeunes et adultes en situations[3] d’illettrisme reste problématique. Si tous, à quelques exceptions près, ont été longuement scolarisés en français et si la plupart des adultes  éloignés de lecture et de l’écriture travaillent ou ont travaillé, peu d’entre eux font du livre un objet du commun. Et passer les portes d’une bibliothèque ou d’une médiathèque n’est que rarement une démarche coutumière. Ces lieux de diffusion de la culture restent très, trop souvent à leurs yeux des espaces réservés – malgré les efforts récurrents des professionnels du livre – à des publics[4] qu’ils imaginent savants et presque toujours bien scolarisés, voire diplômés. D’ailleurs la plus grande amplitude d’ouverture des bibliothèques et médiathèques proposée par certains ne résoudra sans doute pas la question d’un usage de masse des ressources à disposition en particulier pour les publics les moins lecteurs.

Ainsi malgré les efforts de nombreuses équipes des lieux de culture animant des espaces « lecture facile », des temps du conte, des mises en extériorité dans le cadre de bibliothèques de rue et de journées portes-ouvertes… le livre et la lecture demeurent étrangers à une large part de la population[5]. La question reste donc entière, comment amener ces personnes à se rapprocher du livre et de la lecture ? Plusieurs pistes ont déjà été ouvertes à cette fin, même si elles ne sont pas toujours aussi systématiques que nécessaires. Tout d’abord, la mise en contact précoce de l’enfant et du livre. Un contact dès le berceau et le bain… Le livre doit devenir un compagnon de jeu et de désir et ainsi préparer l’enfant au grand saut dans la lecture plaisir et non dans la lecture contrainte. Plaisir et désir de lire sont sans doute une des clés de ce rapprochement entre les individus et le livre.  Ensuite, les espaces de lecture libre à l’école maternelle et en classes primaires, aujourd’hui en danger dans de nombreux établissements, doivent être préservés et augmentés. Et ainsi, peut-être, l’acte de lecture deviendra une seconde nature favorisant l’évasion, la découverte et la compréhension du monde… en bref un terrain de jeu pour l’émancipation intellectuelle.

Une fois la bataille en milieu scolaire engagée, il conviendrait aussi que les activités de travail mobilisent et, de fait, permettent l’entretien de ce capital lecture. Il est en effet déplorable de constater que de nombreux emplois peu qualifiés ne mobilisent que fort rarement l’intelligence et les capacités de lecture des salariés, ce qui à terme fait place à des formes plus ou moins accentuées d’illettrisme récurrent. Illettrisme de retour qui est lié à l’érosion progressive des savoirs de base du fait d’une non-utilisation prolongée. La lecture comme tout capital culturel s’érode. En effet, les connaissances non entretenues et non mobilisées régulièrement s’atténuent, quelquefois disparaissent ou deviennent un exercice pénible dont le sens échappe. Responsabilité sociétale donc des entreprises qui toutefois ne dédouanent pas complètement les individus dans leur espace domestique d’un non-usage de leur propre capacité de lecture. Au demeurant ce cumul de renoncement renforce avec l’âge un risque d’illettrisme de plus en plus avéré et auquel il sera plus en plus difficile de remédier.

L’apparition de l’ordinateur et d’un numérique de tous les instants renforcent encore la nécessité de maîtriser les codes de la lecture et de l’écriture. En effet, ces outils d’usages communs requièrent de plus en plus la connaissance des codes. De facto, une fois les premières icônes franchies, l’acte de lecture et ou d’écriture devient incontournable dès qu’il s’agit de lire et ou de rédiger un courriel, de naviguer sur internet pour réussir la quête de toute information ou la recherche de tel ou tel élément de culture. Seuls les jeux, et encore, ne nécessitent pas cette maîtrise. Ce recours à la lecture et au clavier dans un monde numérique peut encore accroître la fracture entre les usagers du lire et de l’écrire et d’autres segments de population et donner une forme contemporaine au traditionnel « illettrisme » à savoir l’« illectronisme ». Forme nouvelle qui pourrait accentuer la difficulté de certains pour trouver et/ou à conserver un emploi décent voire augmenter les statistiques concernant les populations en difficultés – et pas exclusivement en situations d’illettrisme stricto sensu – avec l’usage numériquement médiatisé de la lecture et de l’écriture. 

De facto, au-delà de Gutenberg et de la tradition du livre papier, de nouvelles difficultés d’accès à la lecture pourraient apparaître avec les liseuses, en d’autres termes,  avec le livre électronique. En 2013, la Délégation aux usages d’internet estimait que 15 pourcents de la population hexagonale était en situation « d’illettrisme numérique ». Un tel chiffre, ne peut qu’alerter les professionnels des bibliothèques et médiathèques publiques qui en l’occurrence doivent relever ce nouveau défi. Il convient donc de non seulement de continuer les efforts consentis afin de favoriser l’accès à la lecture mais aussi d’acculturer les publics à l’usage du numérique et pas seulement –sans y renoncer – à ses usages ludiques. Reste que pour certains l’apparition de ce livre quasi « immatériel » pourrait être une nouvelle chance d’accéder aux richesses du livre. En effet, l’on peut faire l’hypothèse que ce nouveau support du lire pourrait séduire d’autres lecteurs surtout chez les plus jeunes, nés et élevés dans un environnement de plus en plus numérisé et digitalisé. Accès potentiellement mieux accepté à ces nouveaux livres, permettant à ses utilisateurs de découvrir la richesse et la diversité des catalogues, de s’ouvrir au monde, de mieux le comprendre et, de plus, mieux y agir comme le livre papier le fut pour de nombreuses et précédentes générations.

Dans ce contexte, les bibliothèques et les médiathèques ont sans doute un grand rôle à jouer et de nombreux enjeux sociétaux à relever. Non seulement, il leur faut maintenir leur volonté de s’ouvrir à tous et à toutes quelque soit leur niveau de culture donc ne plus apparaître comme le lieu d’une mythique élite mais aussi s’engager toujours plus sur l’accès au numérique pour tous. Au demeurant si la lutte contre l’illettrisme et le possible « illectronisme » incombe pour une part aux espaces publiques de culture, ils ne sont pas les seuls lieux concernés. Les crèches dès le plus jeune âge et l’école doivent renforcer encore leur rôle de prévention afin de limiter le non-accès à la lecture. Les collèges et les lycées pourraient œuvrer afin de maintenir le goût du lire en veillant à ce que la lecture plaisir, de découverte et d’évasion ne sombre pas sous les injonctions académiques de la lecture contrainte, de la lecture programme. Les entreprises pourraient aussi repenser les organisations de travail de manière à en faire des espaces où les acquis scolaires puissent être mobilisés, entretenus et même, rêvons un peu, approfondis dans la cadre de ce que d’aucuns nomment des entreprises apprenantes. Dans ce cadre et face à ce défi, les professionnels de livre ne peuvent rester seuls, des complémentarités et des alliances doivent être tissées et renforcées – comme il en existe déjà – entre les différents acteurs de la culture. Alliances qui bien des fois donnent des résultats encourageants aux dires de ceux et celles qui les portent et les animent[6]. Quant à l’Etat, à ses représentants et aux responsables des collectivités territoriales, ils doivent maintenir et amplifier encore l’effort en matière d’équipement culturel non seulement en centre ville mais aussi dans des quartiers parfois excentrés où l’accès aux livres et à la lecture doit être facilité. De cette proximité dépend sans doute une fréquentation accrue et une prise de possession des espaces du livre par les populations résidantes. Le livre, en d’autres termes, ne peut être lointain et doit donc se rapprocher de ceux et celles qui souhaitent en faire leur miel.

Enfin, il s’agit aussi de mettre les individus devant leur responsabilité quant à l’entretien et au développement de leur connaissance. Connaissances pensées comme un outil indispensable à leur emploi voire à leur émancipation.  La société toute entière et tous ses acteurs sont donc concernés face à un phénomène qui n’a rien de marginal et qui touche entre 8 et 10 % de la population. Il conviendrait donc d’engager un grand mouvement de conscientisation sociale sur les impacts individuels et sociaux des multiples formes d’illettrisme présentes et à venir. Dans ce contexte les bibliothèques et les médiathèques publiques ont à l’évidence, en lien avec les structures d’Education populaire, un immense rôle à jouer.

 

 

[1] Exemple le plan 500 000 mis en œuvre sous la Présidence de François Hollande ou le 15 milliards sur 5 ans pour la formation auxquels s’est engagé le président Macron. Selon certaines sources 75 000 adultes en situations d’illettrisme aurait bénéficié de ce plan 500 000. A ces plans volontaristes de formation devrait être associées des formations de formateurs en direction des professionnels et des nombreux bénévoles qui œuvrent dans ce secteur.

[2] Information et vie quotidienne qui estimait en 2012 le nombre d’adultes en situations d’illettrisme à 2,5 millions entre 18 et 65 ans. Quantification qui laisse dans l’ombre l’illettrisme de jeunes adultes et celui de la part grandissante des plus de  65 ans dans la population.

[3] « S » à situations car l’illettrisme est polymorphe.

[4] Notons toutefois que la population hexagonale est peu utilisatrice des bibliothèques publiques si on la compare à certaines de nos voisins européens.

[5] Notons encore que le nombre de « grands » lecteurs diminuent régulièrement en France.

[6] La journée « Les bibliothèques et l’illettrisme » permit à plusieurs occasion d’en faire le constat. Cette journée a été organisée à l’Université Paris 13 par l’ABF, le 6 mars 2017.

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