Les En-dehors

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Les En-dehors
Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Époque »Les En-dehors

Il s’agit là de la deuxième édition augmentée d’un texte paru en 2008 (1) sous la plume d’Anne Steiner. L’auteure y conte l’histoire de militants et de militantes, souvent jeunes, issues de milieux populaires, urbains ou ruraux, qui combattirent « sans concession contre tout ce qui [faisait] obstacle au développement de leur individualité et à l’épanouissement de leurs facultés » (2). En ce sens, ils questionnaient « toutes les normes, toutes les coutumes et toutes les traditions ».

Ceux-ci, pressés de vivre l’anarchie, considéraient le syndicalisme et l’insurrectionnalisme comme des voies trop lointaines et trop incertaines pour atteindre la société libertaire et tentaient de la vivre hic et nunc. Pour eux, ce n’était « pas dans cent ans qu’il [fallait] vivre en anarchistes ».

Anne Steiner a fait le choix de nous décrire l’épopée individualiste des années 1900-1910 au travers et au fil de la vie de Rirette Maîtrejean qui en fut une figure incontournable au même titre qu’Albert Libertad qu’elle fréquenta autour du journal qu’ils animèrent ensemble et avec Anna Mahé, l’anarchie. Au fil du temps et des rencontres dans les universités ou les causeries populaires, les actions ou les sorties champêtres, Rirette s’engage dans le milieu individualiste et quelquefois illégalistes. Itinéraire qui est l’occasion de belles évocations.

Celle de Cochon qui créa l’Union syndicale des locataires et organisa de nombreux déménagements à la cloche de bois, celle de Mauricius conférencier un peu scientiste et amant de Rirette, celle d’Armand propagandiste de l’amour libre ou encore de Lorulot et plus tard Callemin dit Raymond la Science. Autant de propagandistes fameux, voire d’illégalistes de l’individualisme.

Rirette après une participation et un soutien actif aux ouvriers des sablières de Vigneux-Draveil sujets à une violente répression (4 morts, 200 blessés par la troupe) fera une rencontre déterminante dans son parcours d’individualiste anarchiste, celle de Victor Kibaltchiche (Victor serge dit le Rétif) qui plus tard se ralliera, avant de le dénoncer, au bolchévisme. L’affaire Liaboeuf (un jeune cordonnier rebelle exécuté) fut sans doute l’un des déclencheurs de la radicalité de quelques-uns. Exécution qui entraîna « vers l’abime tant de vaillants compagnons, tant de jeunes énergies ». En cela, les bandits tragiques et traqués, Bonnot, Soudy, Garnier et bien d’autres, en furent les représentants les plus emblématiques.

La solidarité sans faille, bien que critiques sur certaines dérives illégalistes, valurent un long séjour à la Santé pour Victor Serge et à la prison St-Lazare pour Rirette Maîtejean. Quant aux autres, ceux qui furent de près ou de loin proches du journal l’anarchie, ils furent victimes pour les uns d’une longue traque, pour les autres de vexations et de perquisitions policières et de rafles.

Au bout du bout, un beau Gâchis de jeunes gens et de farouches volontés. À l’issue d’un procès fleuve, Rirette est acquittée, Serge écope de 5 ans d’emprisonnement et de cinq ans d’interdiction de séjour. Callemin, Soudy et Monier sont condamnés à la peine de mort ainsi que Dieudonné, innocenté par ses compagnons, dont la peine sera commuée en travaux forcés à perpétuité. Rirette finit par s’éloigner d’un milieu qu’elle jugeait, avec Serge, faire « du mal à nos milieux » libertaires.

Enfin, en 1913, elle consentit à livrer au Matin ses souvenirs d’anarchie qui marquent sa prise de recul par rapport au milieu individualiste. Ils furent vécus par nombreux de ses anciens compagnons comme une trahison. Trahison quelquefois dénoncée sans tact et souvent avec beaucoup de misogynie.

Quant à Victor Serge, il ira jusqu’à sa mort au Mexique en 1947, d’exil en exil. Barcelone en 1917, la Russie en 1918 où il entamera un début de trajectoire autoritaire vite abandonnée, puis Bruxelles et à nouveau Paris et Mexico. Comme Rirette en 1923, il adhèrera en 1937 durant son séjour à Paris au syndicat des correcteurs CGT où les libertaires étaient nombreux et solidaires. Rirette, longtemps correctrice, toujours lié au mouvement libertaire, s’est éteinte en juin 1968 quand se mit à refleurir sur les pavés le drapeau noir de l’anarchie.

Malgré l’engagement de nombreux compagnons, bien souvent réprimés, la démarche individualiste ne fut pas couronnée de succès, rarement, elle fit avancer l’émancipation collective qui a l’expérience ne relève pas d’une démarche strictement individuelle, mais de combat collectif sur le terrain économique et social. Au reste, Les En-dehors, auxquels Anne Steiner manifeste une sympathie critique, laissèrent quelques belles figures héritières, un peu à la manière de Don Quichotte des temps modernes.

En bref, un ouvrage (3), agréable à lire, quelquefois un peu romancé, qui ravive la mémoire d’une sensibilité anarchiste très ancrée dans sa période et ses impasses. Un livre un peu à la manière de La Mémoire des vaincus de Michel Ragon qui lui aussi avait choisi de bâtir l’épopée libertaire « autour d’une vie ».

 

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