Langue et culture : l’enjeu des jeux

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Langue et culture : l’enjeu des jeux

Le colloque d’octobre 2021 de l’association Initiales était consacré à une analyse et à des réflexions sur la place du jeu dans l’accès à la langue tant pour des populations allophones qu’en situations d’illettrisme. Le jeu étant considéré à la fois comme élément de culture et comme un outil d’éducation. Les diverses interventions démontrèrent qu’il en était ainsi. Je me contenterai, renvoyant aux diverses contributions de ses actes d’en souligner quelques points saillants et de proposer au hasard de mon savoir et des réflexions issues de ce colloque d’une grande richesse, quelques ouvertures pédagogiques ou sociétales. A l’écoute des propos tenus je les ai regroupés autour de trois axes : pédagogique, [psycho]sociologique, socio-politique.

A noter que cette année la dimension pédagogique, toujours présente, a été particulièrement riche d’autant plus que les participants furent conviés à deux ateliers pratiques illustrant les possibilités d’apprentissages dans un espace-temps ludique.

Une dimension pédagogique affirmée

Tout d’abord, il fut affirmé avec force et raison que l’usage du jeu en situation d’apprentissage n’est pas une activité pédagogique de second rang, celle que l’on utilise entre deux temps dit « forts » et formels, le plus souvent expositifs afin de relâcher la pression cognitive. Il ne s’agit donc pas seulement un intermède ludique mais bien une occasion de donner sens et résonnance aux apprentissages. Il fut affirmé au contraire que le recours au jeu est une activité « noble » favorisant l’accès au savoir et, ici en particulier, à l’usage écrit ou parlé de la langue.

Le jeu est de facto un outil pédagogique qui permet de sortir « la langue de son carcan »1, de s’inventer un monde, d’y être un acteur et d’en choisir les éléments dans le cadre d’une simulation globale respectant la vie et la sensibilité de chacun afin de faciliter l’expression orale de tous. En bref, il s’agit de privilégier « le parler français du monde réel » dans un premier temps pour n’aborder qu’ultérieurement le français académique. De plus, le jeu incite à se déconnecter d’un « réel » qui rend parfois difficile les apprentissages. Il permet de « s’oublier » un temps pour mieux apprendre, mieux s’exprimer à l’oral.

Oralisation considérée comme incontournable pour mieux appréhender l’écrit dans un second temps. Le jeu est donc une affaire sérieuse, les games s’en revendiquent d’ailleurs ! Ainsi, la « ludification » apparaît aux yeux de certains comme une nécessité et non un gadget pour favoriser les apprentissages d’autant qu’il apparaît selon les mots de Philippe Meirieu comme un « espace hors menace », à condition toutefois à ce que chacun veille, les formateurs en particulier, à la non-psycho-dramatisation des situations ludiques et à un trop grand engagement de soi dans la situation de jeu.

Partant, les jeux s’inscrivent dans le courant des pédagogies actives et favorisent « l’apprentissage du français en action ». Au-delà du plaisir d’apprendre qu’ils procurent, ils autorisent à l’essai et à l’erreur. En d’autres termes, au tâtonnement expérimental, ici linguistique, théoriser en son temps par Célestin Freinet. De plus, du fait des déplacements physiques qu’ils nécessitent souvent, ils impliquent le mouvement des corps et mobilisent les cinq sens dans les apprentissages. Ils permettent ainsi « l’incorporation » tant de l’oral que l’écrit en créant un lien quasi organique entre le corps, l’oral et l’écrit et l’appareil cognitif. Ils mêlent selon un intervenant « le geste […] aux mots ». Ainsi « construire des lettres » au sens propre, c’est-à-dire matériellement, permet de « s’approprier les graphèmes et de les incorporer », en d’autres termes de les faire siens. Autre dimension pédagogique développée durant le colloque : celle des apprentissages en autonomie grâce soit à la radio (RFI), soit à l’aide d’un smartphone et d’une application spécifique favorisant l’accès à la langue et à la culture – toujours au plus proche de la réalité sociale – même dans des situations incertaines que sont, bien souvent, celles des réfugiés et des demandeurs d’asile ou encore des populations les plus précaires.

Dans les ateliers, il fut entre autres choses, rappelé d’une part les en-jeux impliquant de « travailler toutes les formes de l’oral » des plus savantes aux plus vernaculaires et idiomatiques dans le cadre d’une systématisation de la prise de parole. D’autre part, la nécessaire et incontournable mise en place, suite au jeu, d’un retour réflexif individuel et collectif afin de repérer, nommer, mémoriser, s’approprier les apprentissages et du même coup faire prendre conscience aux apprenants que le jeu n’est pas qu’un jeu mais aussi un moyen de facilitation dans le processus d’acquisition linguistique.

Au cours des interventions et des échanges, il est aussi apparu que la ludopédagogie s’inscrivait bien dans le cadre des pédagogies actives et émancipatrices dans la tradition de Sébastien Faure (éducation de la main et du cerveau), dans celle de Célestin Freinet (activité et tâtonnements…), celle de la tradition de l’Education populaire (création collective et coopérative de poèmes…) voire dans celle d’Albert Bandura (auto-direction, autogestion des apprentissages).

Une dimension sociologique et psychosociologique

Même si les jeux d’apprentissage peuvent séduire, convaincre et faire adhérer certains, d’autres vont développer des résistancetant du côté des formateurs que des apprenants pour lesquels « jouer n’est pas apprendre ». Il est essentiel de répondre à la question « pourquoi jouer ? ». En effet, certaines personnes partagent des représentations de « l’école » traditionnelles et attendent ou développent des pratiques traditionnelles dont on connaît depuis longtemps les limites. Il convient donc d’initier les formateurs au jeu d’apprentissage lors de session de formation ad hoc en leur faisant découvrir par immersion, l’apprendre dans et par le jeu sans omettre d’appliquer la règle évoquée ci-dessus du travail réflexif associé afin de modifier leurs a priori, leurs certitudes infondées et leurs représentations. Sans oublier de leur apporter quelques éléments théoriques sur les bienfaits des jeux en éducation.

Quant aux apprenants, il faut veiller à ne pas les contraindre en amenant les pratiques ludiques petit à petit et, sans doute aussi, d’engager une réflexion sur l’usage et les apports du jeu dans leur propre culture tout en précisant clairement les objectifs d’apprentissage du jeu proposé. Il est aussi important d’adapter certains jeux « classiques » au besoin des apprenants et à leurs niveaux langagiers, tout en restant vigilant à ne pas infantiliser les publics adultes afin d’éviter toute maltraitance symbolique. Enfin, il s’agit de convaincre apprenants et formateurs – porteurs de représentations négatives – que si l’apprentissage représente toujours un effort et une transformation de soi, celui-ci peut aussi être associé au plaisir d’apprendre.

Autre dimension incontournable du jeu, souvent appeler de société, car il permet comme son nom l’indique de faire société, autrement dit de se socialiser. Cet atout des jeux d’apprentissage a été évoqué à plusieurs reprises. Le jeu, au-delà de ses effets d’apprentissage, favorise les débats, les controverses et la découverte des cultures représentées dans les groupes d’apprenants. Il est encore un outil de partage et d’insertion dans la culture d’accueil donc un outil irremplaçable de socialisation aux us et coutumes locales et à l’acceptation de l’altérité. De plus, en termes pédagogiques, il favorise la mise en place d’une dynamique de groupe essentielle au processus apprendre car comme le note Philippe Carré, après Paolo Freire : « on apprend seul, mais jamais sans les autres ». De plus, le jeu apparait comme un ressort essentiel au maintien et/ou au développement de la motivation et de l’engagement en formation. Sans oublier de mentionner qu’au-delà de l’apprentissage d’une langue nouvelle, il encourage à la coopération et à la créativité.

Une dimension socio-politique

La région Grand-Est n’est pas épargnée par l’insécurité linguistique car de nombreux allophones y résident et que, selon l’INSEE, deux cent mille personnes relèveraient de l’illettrisme, soit 14 % de la population entre 18 et 65 ans. A ceux-ci s’ajoutent à l’évidence quelques milliers de jeunes (16-18) et de nombreux « séniors » non comptabilisés. Le défi est donc immense et les moyens pas toujours à la hauteur de celui-ci.

Quant au jeu, face à cette problématique sociétale, il est un moyen, parmi d’autres pratiques culturelles et pédagogique, d’œuvrer à une meilleure maîtrise de la langue. En effet, l’espace et le temps ludique sont des vecteurs qui favorisent-selon les propos d’un des intervenants-l’accès à l’oral, à la culture et à la société. J’y ajouterai volontiers l’accès à la conscientisation et parfois même à l’émancipation autorisant à agir dans et sur le monde. Une remarque toutefois s’impose de mon point de vue quant au choix des jeux pour apprendre. Je pense qu’il faut prendre garde aux jeux qui exacerbent l’esprit de compétition au dépend de la coopération ; aux jeux qui perpétuent l’image d’une société qui légitime un monde fait de gagnants et de perdants et non d’égaux. Fort de cette remarque, les jeux issues d’l’Education populaire sont sans doute à privilégier afin qu’ils participent à « un droit universel à la poésie » – donc à l’écriture – évoqué durant le colloque voire à un droit universel à la créativité.

Souffler n’est pas jouer

Et pourtant si, souffler, comme au cœur du jeu de Dames, n’est pas jouer, ce colloque a permis de souffler quelques idées, de pratiques et de réflexions innovantes. Il fut aussi l’occasion de faire le lien entre « Jeux, langage et créativité 2 » et de montrer la complémentarité de ces trois termes et leur dynamique vertueuse. Néanmoins, si, le jeu peut être considéré à juste titre par des observations empiriques, comme un outil d’apprentissage, il faut garder à l’esprit que la question du « comment on apprend dans et par le jeu » reste une question de recherche encore à travailler largement malgré quelques travaux récents.

Au reste, les praticiens du jeu pour apprendre se doivent de veiller à ce que la dynamique du jeu ne prenne pas le pas sur l’apprentissage afin qu’il demeure un outil didactique et non un simple divertissement. En effet, la dynamique du jeu et les passions qu’il peut entraîner nuisent parfois aux objectifs pour lesquels il avait été proposé. Reste une question en creux que le colloque de 2021 n’a pas abordée : peut-on parfois désapprendre par le jeu ?

Au demeurant « jouer et apprendre », « apprendre et jouer » sont apparus comme des activités à fort potentiels tant en matière de savoirs langagiers acquis que de modalités de socialisation et de partage, voire comme un levier essentiel aux apprentissages. Elles permettent bien souvent aux apprenants engagés de « dire JE dans le JEU » et de participer par l’éducation, comme le préconisait Heinrich Pestalozzi, à « faire œuvre de soi-même ».

1 Tous les propos entre guillemets furent tenus lors de ce colloque, les intervenants sans aucun doute s’y reconnaîtront. Merci à eux de me prêter leur voix-voies.

2 Titre de l’ouvrage de J.-M. Caré et F. Debyser édité par le BELC, il y a plus de 30 ans.

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