Émancipation et/ou compétence ?

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 Émancipation et/ou compétence ? 

Les politiques et les actions visant à favoriser l'emploi et la formation des travailleurs en situation de handicap : actualité des pratiques Intervention de Hugues Lenoir

 

Introduction

 

Au travers de l’Education des adultes peut-on considérer que deux modèles éducatifs sont en présence : celui de l’émancipation et celui de la compétence et si oui sont-ils possibles, compatibles voire souhaitables ?

Je reprendrai ici en les développant les propos que j’ai tenus lors de la 3e l’université de l’AFREF en décembre 2018

 

A l’origine les fondateurs de l’Education des adultes imaginaient l’Education comme une source d’émancipation individuelle et sociale, aujourd’hui doit-on accepter qu’elle n’ait pour finalités que la production et le mise sur le marché du travail de compétences ?

 

C’est cette question que je me propose de traiter en mobilisant quelques rappels de cette histoire de l’Education des adultes que je mettrai en résonnance avec la loi du 5 septembre 2018

 

Néanmoins, il m’est impossible de brosser une histoire de l’éducation des adultes en si peu de temps, je me limiterai simplement à remettre en perspective la loi dite « liberté de choisir son avenir professionnelle ».

 

Loi qui de mon point de vue confirme une approche économique libérale de l’éducation des adultes, à savoir :

  • une marchandisation des connaissances,
  • une dérive éthique vers un individualisme étroit,
  • un enfermement de l’éducation dans la seule sphère du travail,

 

Sans pour autant garantir à chacun le maintien voire assurer le développement de ses compétences gage à terme du maintien de son employabilité

 

Mouvement de libéralisation engagé d’ailleurs depuis la loi de 2004, suite à l’ANI de 2003, qui a recentré l’effort de formation sur la seule entreprise au détriment d’autres objectifs sociétaux.   

 

Quelques brefs rappels historiques

 

J’ai coutume de faire remonter l’histoire de l’Education des adultes à François Rabelais et à son Gargantua. Celui-ci imagine en effet une Abbaye, celle de Thélème, Thélème qui signifie libre volonté et sur le fronton de laquelle serait écrit « fais ce que voudras ».

 

En d’autres termes, Rabelais imagine un lieu d’éducation ou hommes et femmes pourrons choisir de s’éduquer sur n’importe quel sujet, donc dans une certaine mesure de choisir leur avenir. Il s’agit là d’un lieu dont la finalité est l’accès au savoir universel donc au sens stricte d’une université pour adultes. L’abbaye est aussi par là même un lieu du Libre esprit ou et de l’esprit critique bien loin des préoccupations instrumentalistes de l’éducation de la période récente (2004-2018). La loi du 5 septembre n’est donc pas une innovation sauf dans sa restriction à la seule sphère professionnelle.

 

Autre incontournable en la matière, le rapport sur l’instruction publique de Condorcet en 1792 dont l’ambition éducationniste, même si elle n’est pas sans connotation économique, avait une toute autre portée. Son ambition était une éducation du peuple, pour le peuple, par le peuple. Ainsi, l’éducation devait permettre aux anciens sujets de devenir citoyens et non de simples producteurs. Condorcet visait aussi par l’éducation je le cite à : « rendre réelle l’égalité politique », et aussi à en finir avec la dichotomie, je le cite encore entre : « les hommes qui raisonnent et [ceux] qui croient ». Enfin ce rapport s’inscrit dans le refus d’une société divisées en deux classes : « celle des maîtres et celle des esclaves ». Ces brèves citations montrent la réelle nature du projet porté par Condorcet, celui d’une société ou éducation rime avec émancipation citoyenne bien au-delà de la seule dimension économisciste à l’œuvre aujourd’hui.

 

Autre saut dans l’histoire autour des Universités populaires imaginées par l’ouvrier anarchiste Georges de Deherme et le professeur de philosophie en Sorbonne Gabriel Séailles suite à l’affaire Dreyfus. Affaire Dreyfus qui marque la rencontre entre la jaquette et le bourgeron, en d’autres termes une certaine convergence d’intérêt entre des intellectuels progressistes et un mouvement ouvrier en construction et en réflexion. L’éducation populaire des adultes visait alors de permette à chacun d’accéder à un plus niveau de culture sans lien immédiat avec de possibles gains de productivité. Plus haut niveau de connaissance dont la finalité était une meilleure compréhension du monde et une augmentation des capacités de transformation de celui-ci.

 

Enfin autour de Fernand Pelloutier et de la Fédération des Bourses du travail, se retrouve la même ambition éducationniste s’inspirant d’ailleurs des résolutions de l’Association internationale des travailleurs (AIT) quelques décennies plus tôt. S’il s’agissait pour les animateurs des Bourses d’améliorer la qualification des quelques-uns, ils ambitionnaient aussi de permettre à chacun de comprendre « la science de son malheur ». En d’autres termes d’accéder là encore à la compréhension du fonctionnement de la société afin de pouvoir individuellement et/ou collectivement la transformer plus ou moins radicalement selon leurs sensibilités.

 

Quant à l’Education populaire, quels que soient ses courants, réformateurs ou révolutionnaires, elle s’est toujours inscrite dans une visée transformatrice et émancipatrice et elle a toujours reposée sur le libre choix des individus s’y engageant. Pour mémoire quelques rappels là encore

 

Léo Lagrange, élu du Front populaire, déclarait à propos de l’éducation en général : « il ne peut s’agir dans un pays démocratique de caporaliser les distractions et les plaisirs des masses populaires et de transformer la joie habillement distribuée en moyen de ne pas penser »[1]. L’éducation et la formation ne peuvent pas être l’outil de la manipulation et de l’aliénation, tout au contraire.

 

Quant à l’association Peuple et culture, elle considère que l’éducation populaire a pour finalité de « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture »[2].

 

Benigno Cacéres, l’un des acteurs essentiel de l’Educ pop la définissait ainsi : « une conception citoyenne visant à donner à chacun l’instruction et la formation nécessaires pour devenir un acteur capable de participer à la vie du pays »[3].

 

Franck Lepage enfin, pour les contemporains, considère que l’éducation populaire rime aussi avec culture, et qu’elle est « l’ensemble des stratégies mobilisées par un individu pour survivre à la domination ».

 

On est loin ici de l’esprit de la loi du 5 septembre

L’ambition de nos anciens et de nos prédécesseurs, voire de certains professionnels de l’éducation des adultes, allait bien au-delà de la seule centration sur le travail, elle englobait la société tout entière et bien sûr l’éducation se devait être aussi émancipatrice ! Ambition totalisante que l’on retrouvera dans l’esprit de la loi de 1971 dont l’article premier intégrait la formation continue professionnelle dans le cadre, ô combien plus large, de l’éducation permanente.

 

Avant d’en arriver à celle-ci, rappelons l’importance de la loi de 1959 sur la promotion sociale qui visait à ce que chacun puisse dans le cadre d’une promotion économique individuelle et collective se hisser dans l’ascenseur social des trente glorieuses. Certes, cette loi n’était pas dénuée d’une forte approche idéologique, celle de l’association Capital-Travail voire celle d’en finir avec la lutte des classes comme cela fut affirmé par son rapporteur devant l’assemblée nationale. Néanmoins, elle visait à favoriser la formation des militants syndicalistes puis dans sa prolongation en 1961 celle des militants de l’éducation permanente et populaire. Triple ambition donc de textes, englobant la société toute entière dans ses dimensions économiques et sociales.

 

A la même époque, dans les années 1960, Bertrand Schwartz et l’équipe du CUCES, dans la cadre de la crise qui touche le bassin ferrifère lorrain, engagent un ambitieux plan de formation territorial dont la finalité est de permettre aux hommes du fond de refaire surface dans la cadre du développement de la sidérurgie en pleine essor. Mais, Schwartz ne se limite pas à proposer de produire de nouvelles compétences professionnelles, il ambitionne déjà de « moderniser sans exclure » et de favoriser la montée en connaissance de tous les acteurs de terrain y compris les femmes de mineurs en assez grand nombre en charge de leur ménage et de l’éducation des enfants.

En cela Schwartz et son équipe s’inscrivent dans la double dimension de l’éducation des adultes, celle d’un plus de connaissance pour le plus grand nombre visant un plus de bien-être commun tout en assurant la reconversion industrielle des mineurs de fer. 

 

Dans la période plus récente

 

Je ne reviendrai en détail pas sur la noria de toutes les lois sur la formation des adultes qui ont jalonnées les 50 dernières années et qui ont souvent par leur « complexité » rendu confus ou secondaire la compréhension de ses enjeux. Plus de dix textes[4] législatifs émaillent ces décennies. Je me limiterai donc à quelques éclairages et à quelques parallèles avec la loi de 2018.

 

La loi de1971, dans la poursuite de celle de 1966 et des événements de mai 68, puis de l’ANI[5] de 1970 marque une grande avancée, celle de la formation sur le temps de travail avec maintien de la rémunération. Un vrai droit d’accès au savoir pour tous. Contrairement à la formation sur le temps personnel favorisé depuis la promotion du co-investissement et du capital-temps formation en 1991 et à laquelle aujourd’hui on incite de plus en plus par différentes mesures y compris d’ailleurs par des incitations à l’autofinancement et/ou au co-financement de l’effort de formation par les ménages.

 

 

Si cette loi inscrit la formation professionnelle dans le cadre de l’Education permanente, elle ne limite pas ce droit à la formation à la seule sphère du travail, elle ouvre les portes d’une éducation tout au long de la vie touchant à tous les domaines de la culture.

 

Néanmoins bien vite d’aucuns critiqueront cette ouverture et tenteront de réduire l’accès à la formation aux intérêts de l’entreprise et à ceux du salarié au détriment du citoyen

Ce à quoi ils sont parvenus aujourd’hui.

 

Arrive 1984 et la possibilité d’usage réel du CIF (congé individuel de formation) grâce au financement par imputation fléchée. Certes, ce congé dit individuel restera sous tutelle du paritarisme mais il permit dans une certaine mesure, soit de tenter de choisir librement son avenir professionnel, soit de penser librement une reconversion y compris personnelle.

 

Là encore la finalité de la mesure est détournée du libre choix vers un choix raisonnable le plus souvent professionnelle donc de l’ordre de la compétence

 

Le CNPF promeut la notion de compétence en 1998 aux journées de Deauville. Une machine de guerre contre la qualification rapidement dénoncée par Lucie Tangui. En effet, le patronat d’alors critique la notion même de qualification et ses attendus : sa reconnaissance sur l’ensemble du territoire et sa durée sans limite de temps, son inscription éventuelle dans une convention collective. Ensemble de garantie pour le travail considéré comme des rigidités inacceptables.

 

Il préfère la remplacer par la notion de compétence plus labile et plus fluide en quelque sorte et à « obsolescence programmée ». En d’autres termes, pouvoir autant que de besoin remettre en cause la nature d’un emploi et de son titulaire.

 

En 2018 ; les choses se sont stabilisées et les compétences sont considérées comme un des éléments constitutifs de la qualification. Les blocs de compétences en seront peut-être la traduction. Reste à savoir quelle en sera leur reconnaissance.

 

Néanmoins rappelons que le CNPF (aujourd’hui MEDEF) donnait en 1998 la définition suivante de la compétence : « la compétence professionnelle est une combinaison de connaissances, savoir-faire, expériences et comportements s’exerçant dans un contexte précis. Elle se constate lors de la mise en œuvre en situation professionnelle à partir de laquelle elle est valable. C’est donc à l’entreprise qu’il appartient de la repérer, de l’évaluer, de la valider et de la faire évoluer »[6].

 

Et depuis lors le terme a fait florès, ses définitions sont multiples et il a été intégré à la plupart, sinon à la totalité des référentiels métiers et la gestion de la formation revient à une nouvelle structure dénommée « France compétences » sur laquelle je reviendrai.

 

N’y a-t-il pas déjà des prémisses des intentions de la loi de 2018 dans la définition ci-dessus ? C’est ce que l’on peut craindre. La compétence est centrée sur le travail et strictement sur la dimension professionnelle. Et en effet la disparition du plan de formation au profit du plan de développement des compétences en est peut être le premier signal. Il est de fait défini comme parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel. Aucune dimension d’éducation permanente donc. Dans le même mouvement la définition de l’action de formation a été modifié et étendue mais toujours dans la limite, là encore du professionnel. N’est-ce pas là un nouvel indice du resserrement de l’éducation des adultes à la seule sphère du travail ?

 

« Art. L.6313-2 : L’action de formation se définit comme un processus pédagogique permettant l’atteinte d’un objectif professionnel. Elle fait l’objet de modalités d’apprentissage identifiées pouvant comprendre des séquences de positionnement pédagogique, de formation et d’accompagnement de la personne qui suit l’action, dont les acquis sont évalués. « Elle peut être réalisée en tout ou partie à distance. Elle peut être réalisée en situation de travail ».

 

Loi sur la VAE en 2002 fut aussi une belle avancée, non pas quant à l’accès au savoir mais du fait de la reconnaissance et de la validation des acquis de toutes les expériences.

Une belle loi « promotionnelle » dite de modernisation sociale et qui favorise et/ou incite certains à tenter l’obtention d’une certification en lien avec leurs expériences sociales, professionnelles ou personnelles. Cette loi qui intégrera plus tard le code du travail a une finalité modernisatrice plus globale. Elle vise en effet à permettre des reconnaissances individuelles et extensives des acquisitions par des certifications nationalement reconnues dans un cadre collectif et sociétal et non pas strictement associées au monde du travail.

 

Elle vise à reconnaître, à valider et à éventuellement certifier les acquis de toutes les expériences quelques soient leur nature, certes en lien avec une certification dite professionnelle inscrite au répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) mis en place en 2002. Répertoire qui impose aux dispensateurs de formation de décliner leurs propositions pédagogiques en termes de compétences… ce qui resserre malgré tout un peu l’ambition éducationniste de la VAE dans le monde de la production et les savoirs des expériences dans une logique utilitariste.

 

 

En 2004, on assiste à un recul capital. La disparition de la notion d’Education permanente dans le code du travail (article 1 de la Loi de 1971), la formation se recentre voire se referme exclusivement sur l’emploi et l’entreprise : le droit à la formation devient un droit à la professionnalisation. Ce qui n’est pas qu’une nuance sémantique. L’intitulé de la loi est en ce sens fort limpide : « formation professionnelle tout au long de la vie », hors cela point de salut. Du même coup la compétence devient la clé essentielle de tout parcours de formation.

 

Les organisations syndicales sauvent le CIF mais renoncent paritairement à la dimension émancipatrice de l’Education permanente des adultes. Dimension fondatrice de la loi de 1971 et qui jusque-là était consubstantiel du syndicalisme tant réformiste que révolutionnaire. De plus, ces mêmes organisations syndicales acceptent que dans certaines conditions la formation puisse se faire hors temps de travail dans le cadre du DIF (droit individuel à la formation). Le DIF : un pseudo droit individuel sous tutelle de l’employeur qui s’appuie et se fonde sur une convergence partagée d’intérêt. Convergence d’intérêt fondé sur le mythe de la co-production et de la co-responsabilité de son parcours et de sa compétence et/ou de sa qualification par le salarié. DIF qui sera de plus, souvent, détourné en faveur du plan de formation des entreprises

 

 La loi de 2009 avait pour but la sécurisation des parcours professionnels. Elle mit en place à cet effet le Fond paritaire de sécurisation des parcours professionnelle (FPSPP) au moment critique où est à l’ordre du jour pour beaucoup « l’insécurité sociale » si bien décrite par Robert Castel et de facto de l’insécurité des parcours professionnels. Mais il faut en convenir le FPSPP rétablira un peu d’égalité en matière de droit à la formation entre salariés et demandeurs d’emploi grâce à la mutualisation, ce qui en soi n’est que justice.

Et il a probablement favorisé dans le cadre d’expérimentations la montée en compétences d’un certaines de salariés peu ou pas qualifiés.

 

Revers de la médaille, le CIF devient accessible en dehors du temps de travail, une nouvelle brèche au contrat « social » de 1968 et 1971 est opérée. De plus, on assiste à une première tentative de renforcement du contrôle de l’Etat sur les OPCA mis en demeurent de passer des contrats d’objectifs et incités peu ou prou à fusionner.

Première recentralisation de la formation aujourd’hui renforcée encore par la mise en place de « France compétences ».

 

 Le 5 mars 2014 voit la naissance d’une nouvelle loi, relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale. A son analyse on y perçoit vite la dimension emploi et formation, peu celle d’augmentation de la démocratie sociale. Le Compte Personnel de Formation (CPF) remplace le DIF à partir du 1er janvier 2015. Un droit universel rattaché à l’individu géré par la Caisse des Dépôts et Consignations : droit personnel et dématérialisé que la loi de 2018 reprend tout en modifiant certains éléments. Compte personnel toutefois soumis pour le mobiliser à l’inscription sur une des listes officielles, un autre mode de tutelle d’un compte personnel et individuel formel.

Listes aujourd’hui disparues et qui inséraient les choix individuels dans les rets de la compétence

 

En synthèse : une liberté individuelle de choisir historiquement bien limitée surtout lorsque l’on garde en tête les travaux de la sociologie et ceux de Bourdieu en particulier. Travaux qui ont montré combien le processus de reproduction était à l’œuvre dans notre société et combien les héritiers du capital social, culturel et financier avaient de bien meilleures chances d’opérer un libre choix.

 

Du point de vue du droit à la formation, le CIF fut soumis à une autorisation d’absence et fut presque toujours sous tutelle des instances paritaires, le DIF demeura largement sous tutelle de l’employeur et le titulaire du CPF fut astreint à un système de listes.

 

On peut s’étonner d’une telle infantilisation du citoyen. L’individu soit disant responsable n’était donc pas si libre que cela de choisir son parcours de formation.

Dans le même mouvement l’individu déresponsabilisé de son avenir global est mis en demeure de choisir son avenir professionnel, c’est-à-dire de repérer d’acquérir les compétences à court et moyen termes nécessaires à son évolution dans le monde du travail

 

Sera-t-il en mesure de la faire dans cadre de la loi de 2018 ?

 

Quant à cette loi de septembre 2018, Liberté de choisir… si elle confirme et renforce le droit au compte personnel de formation, elle l’inscrit toujours dans le cadre restreint et contraignant d’un avenir professionnel. Elle réaffirme aussi la responsabilité individuelle mythique de chacun de choisir son avenir professionnel et les compétences induites en tout connaissance de cause avec ou sans recours au conseil en évolution professionnelle (CEP).

 

Principe de responsabilité et de rationalité tout droit issu du libéralisme économique, à savoir la rationalité[7] constituant le postulat fondamental de la vision économique de l’homme (homo oeconomicus) en capacité d’agir au mieux de ses intérêts, en la matière, économiques. L’usage du CPF sera donc l’un des marqueurs de cette rationalité. En ce sens, cette loi engage la suppression des intermédiations entre le bénéficiaire de la formation et les opérateurs. Vraie difficulté de choix pour certains bénéficiaires de la formation même s’il convient de rester critique sur les abus de pouvoir de certains acteurs de ce processus de mise en rapport. Il faut aussi rester vigilant sur la nature des prestations offertes, vendues, achetées au titre du CPF surtout si le menaçant mouvement « d’ubérisation » des métiers de la formation s’accentue.

 

 Le CPF est doté selon les niveaux de formation de 500[8] et 800 euros/an dans la limite de 5000 ou 8000 euros. Quel projet conduire avec les sommes allouées ? Développer au fil de l’eau son portefeuilles de compétences pour se maintenir à flot et anticiper les mutations du travail et de l’économie ; tenter petit à petit d’obtenir des blocs de compétences qui à terme constitueraient une qualification reconnue ?  Des sommes aussi modiques permettent-elles de conduire de tels projets ?

Quelle articulation avec le principe de responsabilité sociale des entreprises qui implique l’obligation de formation qui impose aux employeurs « d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois »  (article L.6321-1 du Code du travail) ?

 

 Et surtout, quelles capacités de gestion de ce capital formation, quelles capacités d’anticipation seront-elles nécessaires aux actifs pour le faire fructifier et/ou en faire un vrai outil de gestion de soi, une vraie manifestation de sa « liberté de (se) choisir son avenir professionnel » ?

 

Le texte du 5 septembre remplace le CIF par un hypothétique CPF de conversion, autrement moins attractif que le défunt CIF mais dont on ne pourra tirer les enseignements que d’ici quelques années mais qui est déjà menacé d’une mise sous tutelle des Commissions paritaires interprofessionnelles régionales (CPIR) avec on peut le craindre une orientation compétence liée au logique de territoires réaffirmée. Une fois de plus un libre choix très formel.

 

 

Quant aux demandeurs d’emploi, quel choix réel dans un système où la prescription souvent autoritaire prévaut. Là encore il convient d’attendre, sans trop d’illusion, les résultats du Plan d’investissement dans les compétences (PIC), piloté par le ministère du Travail, qui en apparence n’est pas très différent de tous les autres plans qui l’ont précédé. Dans ce cadre qui déterminera les compétences à acquérir ou à faire acquérir ? Relèveront-elles du choix libre et éclairé des demandeurs d’emploi ou d’autres instances, départementales, régionales nationales, paritaires ou pas… ?

Et d’ailleurs de quelles compétences parle-t-on ? Celles nécessaires à l’obtention du Cléa ou d’une certification reconnue, celles nécessaires à la montée de la digitalisation des sociétés, celles nécessaires et largement inconnues en 2030 ?

 

De plus rappelons un constat mille fois partagé par les acteurs de la formation et de l’insertion : ce n’est pas la formation qui crée l’emploi.

 

Ainsi, si les trois millions de chômeurs de catégorie A[9] étaient par la grâce de la formation fort des compétences attendues, le monde économique serait-il en capacité de 3 millions d’emplois ?

 

Une avancée possible toutefois, la mise en œuvre des AFEST (actions de formation en situation de travail) qui pourraient renforcer l’accès des salariés des TPE-PME à la formation. Là encore, seul l’avenir nous dira l’emploi et les effets d’une telle mesure.

 

Pas d’avancée non plus sur la VAE, on peut le regretter. On aurait pu imaginer, par exemple une reconnaissance automatique par les employeurs en tout ou partie des certifications professionnelles acquises par les du salarié. Un vrai signal de la reconnaissance des blocs de la toujours recherchée « montée en compétences » et en connaissance. Ce sera peut-être à l’ordre du jour de la prochaine réforme…

 

Quant au Compte d’engagement citoyen, le CEC que peut-on en attendre, des heures de formation comptabilisées et créditées sur le CPF à hauteur de 20 heures par an par types d’action (volontariat, bénévolat associatif, maître d’apprentissage). Sera-t-il un nouveau droit formel inconnu du plus grand nombre ? Ne risque-t-il pas d’être de facto d’être une coquille vide et sans grand usage ? Là encore, trop tôt pour le dire, aux militants de s’en emparer.

 

L’apprentissage est aussi impacté par cette loi du 5 septembre… elle ouvre l’accès à l’apprentissage toute l’année et jusqu’à 30 ans. Elle octroie une augmentation un peu dérisoire de la rémunération de 30 euros par mois et une aide de 500 euros pour l’accès au permis de conduire.

 

Mais là n’est pas l’essentiel. Elle vise surtout à assouplir les conditions de rupture du contrat, assouplir sur dérogation les horaires de travail et assouplir la possibilité de réaliser certains travaux réputés dangereux après accord de l’inspection du travail. En bref, elle risque de dégrader les conditions de vie et l’apprentissage de certains titulaires du dit contrat.

 

Elle invente une « certification relative aux compétences des maître d’apprentissage/tuteur ». Espérons qu’une telle certification de compétences (encore !) améliorera l’accueil des alternants et permettra la mise en place d’une vraie alternance intégrative après laquelle on court depuis des lustres et une vraie reconnaissance de la fonction tutorale… à voir à l’usage.

 

Enfin pour couronner le tout, la loi met en place une superstructure appelée « France compétences » qui aura à charge d’organiser la gouvernance de la formation professionnelle et de l’apprentissage. Superstructure quadripartite où les représentants de l’Etat auront semble-t-il la majorité donc le pouvoir de recentraliser et de contrôler la formation professionnelle. Et que certains analystes considère déjà comme un “monstre bureaucratique”[10]. Au regard de ses missions, c’est bien ce qui apparaît en première lecture : répartition des fonds, régulation entre les acteurs, qualité… Reste à savoir à qui reviendra le droit de déterminer les compétences attendues : aux représentants de France compétences où aux citoyens ? Qu’est-ce qui sera prioritaire, le projet individuel choisi en toute liberté et en toute responsabilité où les choix de l’Etat, des régions, du MEDEF…

Attendons de voir mais sans trop d’illusion sur une liberté une fois de plus en trompe l’œil.

En résumé et en attendant l’application des décrets du même nom, pour moi, la loi de 2018 sur la formation acte la marchandisation et la digitalisation de l’Education des adultes (application, achat en ligne, notation des prestataires, démarchage probable, concurrence…). Elle acte au sens propre une conception bancaire de l’éducation dénoncée par Paulo Freire. La formation devient un bien de consommation avec les dérives que l’on connaît au système consumériste. A quand la « malformation » ?

 

En bref, en 2018 la logique consumériste remplace l’ambition éducationniste, le paritarisme fondateur des lois sur la formation depuis 1971 est remis en cause, le contrôle et la reprise en main de la formation par l’état sont renforcés et « France-compétences » en sera le bras armé. Et tout en affirmant la liberté de se choisir un avenir strictement professionnel, cette loi, sans même l’inscrire dans une ambition collective, l’enferme dans un dirigisme assumé et dans un individualisme mal compris et délétère. 

 

Conclusion

 

Pour clore ce regard critique sur les lois sur la formation et en particulier celle de 2018, je soulignerai que :

 

Par trop de contrainte, on s’éloigne de l’ambition des anciens, celle de Pestalozzi et de bien d’autres, à savoir réussir par l’éducation individuelle et collective à réellement « faire œuvre de soi-même » et cela dans toutes ses dimensions humaines, sociales, citoyennes, artistiques, professionnelles…

 

Par ailleurs, si les deux hypothèses sont possibles, celle de l’émancipation et celle des compétences par l’Education des adultes, le choix du législateur en 2018, processus déjà bien engagé avant la loi du 5 septembre, a été celui de la seule compétence professionnelle au détriment de toutes les autres « qualifications » sociales voire de ce que l’on pourrait nommer aussi « compétences sociales » dont se réclamait il y a bien longtemps déjà Bertrand Schwartz.

 

Enfin, il apparaît que nous sommes passés d’une Société de la connaissance proposée comme horizon il y a quelques années à une société de la compétence ? Et si cette mutation a bien eu lieu, il est essentiel de s’interroger sur son sens et de tenter d’en anticiper les conséquences.

 

Hugues Lenoir

Enseignant-chercheur émérite

 

 

[1] Source : Wikipédia

[2] Manifeste Peuple et culture.

[3] Ibidem.

[4] De fait 14 textes.

[5] ANI : accord national interprofessionnel.

[6] CNPF, Journées internationales de la formation, Deauville, octobre 1998

[7] Rationalité économique souvent définie y compris par Pierre Bourdieu.

[8] D’ores et déjà des organismes de formation organisent des blocs de compétences à hauteur de 499 euros.

[9] La catégorie A concerne les personnes sans aucune activité salariée. De fait si l’on cumul les catégories A, B et C les personnes concernées par le chômage partiel ou non étaient selon Pôle-emploi 5,65 millions en France métropolitaine au dernier trimestre 2018.

[10] Blog Alternative Economique 12/11/18.

 

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