Éducation populaire, éducation révolutionnaire ?

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Education populaire, éducation révolutionnaire ?

 

Certes tous les courants de l’Education populaire ne sont pas révolutionnaires. Tous se réclament néanmoins peu ou prou de la citoyenneté et de l’émancipation sans toujours interroger ces notions floues souvent à dessein. Nombreux parmi les réformistes de l’éduc-pop sont ceux qui se satisfont d’une démocratie parlementaire et bourgeoise et d’une émancipation toute relative toujours garante de la propriété privée voire de la liberté du travail si précieuse aux yeux des employeurs. On sait que la démocratie et la citoyenneté d’entreprise sont un leurre et la subordination l’alpha et l’oméga de l’exploitation.

Mais là n’est pas mon propos, il s’agit ici de rappeler encore une fois avec détermination qu’il faut à toute force comme le martelait sans cesse Fernand Pelloutier et moi à sa suite « s’éduquer pour s’émanciper ». Là est l’enjeu d’une éducation populaire et libertaire. Car sans éducation sociale, économique, historique, philosophique, scientifique et j’en passe nous ne serons pas en mesure de gérer et de construire la société libertaire à venir.

 

Pour mémoire, déjà Eugène Varlin avant même la Commune de Paris, qui instaura l’éducation pour tous gratuite et obligatoire, militait afin que tout soit mis en œuvre pour permettre aux travailleurs « d’élever leur niveau de conscience et de les préparer à prendre en main tous les aspects de la vie après la révolution sociale »[1]. En cela, il s’inscrivait pleinement dans les motions de la Première internationale, l’AIT pour laquelle « l’instruction et l’éducation sont une des conditions de leur émancipation »[2], entendre celle des travailleurs. Dans ce sens, autodidacte lui-même, « il avait complété sa culture en suivant les cours du soir de l’Association philotechnique »[3].

James Guillaume[4] place l’éducation au cœur de sa brochure Idées sur l’organisation sociale publiée en 1876 car pour lui « la véritable instruction favorise la liberté »[5], c’est-à-dire une éduction rationnelle qui permet de comprendre et d’agir sur le monde. La Charte de Lyon adoptée au congrès constitutif de la CGT-SR (syndicaliste révolutionnaire) qui se déroula les 1er et 2 novembre 1926 affirme que « le syndicalisme dans la période pré-révolutionnaire (…) sera menée à bien la besogne de documentation, d’éducation technique et professionnelle en vue de la réorganisation sociale, (et) sera réalisé dans les meilleures conditions l’apprentissage de classe à la gestion »[6]. Il s’agit donc de s’éduquer avant pour maîtriser les concepts et les outils nécessaires à la transformation du monde et, éventuellement, en amont en forger de nouveaux d’une part pour rejeter certains de ceux de la société honnie et à toute fin utile pour mettre en œuvre le processus de transformation sociale. Les Universités et les Causeries populaires créées suite l’affaire Dreyfus furent, pour certaines d’entre-elles, de véritables laboratoires sociaux visant à mettre le savoir à la disposition de tous dans une perspective allant bien au-delà d’un simple accès à la culture.

Pierre Besnard en 1930, lui aussi, fort de cette même tradition anarcho-syndicaliste et libertaire, dans un ouvrage pragmatique, pour ne pas dire programmatique, intitulé Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale considère que par l’éducation « se trouvera résolu un des plus grands problèmes vitaux pour la révolution : celui qui consiste à former les générations qui auront la charge d’assurer la vie du nouveau régime social, de stabiliser au plus haut point la révolution, de rendre possible un nouveau bond en avant »[7].

 

L’Espagne révolutionnaire, largement influencée par les anarcho-syndicaliste de la CNT, est une autre illustration de cette nécessité de conquérir un savoir émancipateur. Le congrès de Saragosse réuni en mai 1936 et dont on connaît l’importance réaffirme, à quelques semaines des premières collectivisations, que « le problème de l’enseignement devra être abordé avec des procédés radicaux. En premier lieu, l’analphabétisme devra être combattu énergiquement. On restituera la culture à ceux qui en furent dépossédés (…). L’enseignement en tant que mission pédagogique visant à éduquer une humanité nouvelle, sera libre, scientifique et identique pour les deux sexes »[8].

Toujours pour illustrer cette nécessité d’éducation populaire révolutionnaire condition de l’émancipation individuelle et collective, je m’appuierai sur des lectures plus ou moins récentes. Ces quelques exemples puisés là encore dans la tradition anarchiste d’outre Pyrénées montrent que quelle que soient les circonstances, mêmes les plus tragiques, la guerre et l’exil, le recours à l’éducation s’impose dans le développement de la conscience révolutionnaire.

Avant même la révolution sociale, dans les athénées les anarcho-syndicalistes de la CNT veille à la diffusion du savoir. Dans ses mémoires Enric Greu se rappelle de l’un de ses compagnons Rafio qui lui avait confié : « je n’aie eu que peu d’occasions d’apprendre à lire et à écrire […] en ville, suivant les cours du soir organisés par le syndicat de la CNT, ajoutées à certaines soirées en assistant aux séances des athénées libertaires, tout cela pendant que je me formais à mon métier de plâtrier »[9].

Carl Einstein, membre combattant du groupe international de la Colonne Durruti écrit en 1936 : des « enfants se battent à nos côtés. Ils parlent peu, mais ils ont vite compris bien des choses. Le soir au bivouac, ils écoutent les plus âgés. Certains ne savent ni lire ni écrire. Ce sont les camarades qui leur apprennent. La Colonne Durruti reviendra du champ de bataille sans analphabètes. Elle est une école »[10]. Rafio cité plus haut confirme cette soif, cette nécessité d’apprendre même dans les pires lieux. Il dit à Enric : « durant les heures volées au front, dans les tranchées, [je suivais], les leçons apportées par les Milices de la culture »[11]. Même volonté de sortir de l’ignorance malgré la défaite car si le savoir est liberté il est aussi bon pour le moral. Cipriano Mera lui aussi se souvient. Sur un camp de concentration où il fut interné en Algérie, il écrit: « pour combattre l’ennui, empêcher la démoralisation et profiter du temps, nous créâmes différents groupes de discussion et d’étude, en commençant par combattre l’analphabétisme »[12]. Enric Greu confirme une telle pratique. Dans les camps d’Argelès, Barcarès, Saint-Cyprien « des quartiers spécifiques se créèrent […], les uns, composés en majeure partie de professeurs et d’instituteurs – parfois de renom – se consacraient à l’enseignement de la lecture, de l’écriture, des langues ; on y donnait également des cours de géographie, d’histoire, et des conférences de toute sorte de thèmes ». Et il ajoute « une véritable université populaire assise sur le sable et adossée aux baraquements »[13]. Les militants anarchistes déportés dans les camps nazis en firent de même car le savoir pour eux rimait avec combat, car le savoir pour eux rimait avec espoir.

 

Fort de cette tradition anarchiste éducationniste et des expériences militantes évoquées ici, il m’apparaît nécessaires à tous les niveaux et dans tous les lieux de notre militance de développer des pratiques radicales et ambitieuses d’éducation populaire révolutionnaire : au syndicat, dans les associations, les AMAP, les universités populaires contemporaines, etc. le renouveau du mouvement libertaire passe, à mon sens, en partie par la voix d’une éducation libératrice et anticipatrice d’un autre futur. La culture et l’éducation apparaissent en effet encore une fois comme l’un des leviers incontournables, avec la lutte économique, à l’œuvre de transformation sociale. Il faut donc veiller « au culte de soi-même »[14], au développement de ses connaissances et de ses capacités d’analyse afin d’engager la transformation sociale.  Le savoir est une arme. Il faut écrivait Marcel Martinet et ce sera ma conclusion « que les éléments de la révolution culturelle soient déjà existants et forts pour que la révolution politique et sociale puisse se lever, vaincre, s’établir. (Car) la révolution ouvrière et humaine ne sera profonde qu’enracinée dans la culture »[15]. En d’autres termes, éducation, émancipation et révolution sont inséparables et co-substantielles.

 

Hugues Lenoir

Groupe Commune de Paris

 

[1] Propos de Paule Lejeune in Eugène Varlin, 1977, Pratique militante et écrits d’un ouvrier communard, Paris, Maspéro, p.34.

[2] Dolléans E., 1957, Histoire du mouvement ouvrier, Paris, A. Colin, t.1, p. 304.

[3] Rougerie J, 2018 ré-éd, La Commune et les communards, Paris, Gallimard, p.89.

[4] Guillaume J., 1979, Idées sur l’organisation sociale, Edition du groupe Fresnes-Antony, Fédération anarchiste, Volonté anarchiste, n°8.

[5] Guillaume J., « La réforme de l’éducation », in Almanach du peuple pour 1871, Saint-Imier, propagande socialiste, p. 22-23, Sources : https://jguillaume.hypotheses.org/, publié le 04/02/2016.

[6]  Charte de Lyon, renéotée, supplément à Solidarité ouvrière, n° 50, publiée par l’Alliance syndicaliste, s.d.

[7]   Besnard P., Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale, Editions le Monde Nouveau, Besançon (?), 1978, pp. 327-328.

[8]  Collectif Equipo Juvenal Confederal, La collectivité de Calanda, Ed. CNT-RP, 1997, pp. 28-29.

[9] Safon R, 2016, La montagne noire, l’exil comme royaume, Paris, Ed. Noir et Rouge, p.229.

[10] Einstein C., Hommage à Durruti, radio CNT-FAI, 1936 in Les anarchistes, ni dieu, ni maître, 2012, anthologie présentée par Boulouque S. Le Monde, p. 171.

[11] Safon R, op. cit., p. 229.

[12]  Mera C., 2102, Guerre, exil, prison d’un anarcho-syndicaliste, Toulouse, Le Coquelicot., p. 255

[13]  Safon R, op. cit., p. 211.

[14] Formule de Fernand Pelloutier à interpréter comme une incitation à s’éduquer et non afin de devenir un sur-humain.

[15]  Martinet M. (1935), Culture prolétarienne, Paris, Librairie du Travail. Le référence est celles de l’édition consultée, Paris, Maspero, 1976, p. 43.

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