Ecrit et Culture : quelle dialectique ?

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Écrit et Culture : quelle dialectique ?

Avant d’évoquer le contenu même du colloque franco-belge de 2010 de l’association Initiales, il me faut souligner que celui-ci fut d’un excellent cru. Tout au long de la journée, les auditeurs et auditrices participèrent activement par des interventions nombreuses et des échanges de qualité. Interventions qui permirent d’enrichir, de nuancer, parfois d’interroger les propos tenus en tribune.

La problématique du jour était de mieux comprendre et d’illustrer une question centrale quant à l’accès à la langue. A savoir, les liens, étroits ou pas, que l’écrit entretient avec la culture et ceux de la culture avec l’écrit. En bref de dégager les dynamiques positives que ces deux pôles alimentent dans des processus d’accès à la langue voire à la société dans son ensemble.

Des travaux et expériences présentés se dégagent deux axes essentiels, l’un technique, pédagogique et pratique ; l’autre éthique et politique, politique au sens noble, c’est-à-dire se préoccupant de la place et du rôle de chacun dans la cité.

Axe technique et pratique

D’entrée de jeu, il fut tout d’abord rappeler et souligner que la lecture et l’écriture ne sont pas qu’une affaire, qu’un ensemble de compétences techniques et/ou cognitives mais qu’elles sont aussi souvent, pour ne pas écrire toujours, le résultat de la relation de chacun à l’écrit, lui-même résultant des pratiques, des représentations… dont nous héritons dans les milieux sociaux et familiaux qui nous construisent. Le milieu favorisant ou non l’immersion dans le texte écrit puis sa domestication, son partage et quelquefois sa production. Processus qui vaut d’ailleurs aussi pour l’accès à la culture largement surdéterminé par les habitus culturels des environnements de chacun. Ainsi, il est possible de formuler une hypothèse selon laquelle lecture-écriture et culture relèveraient d’un même mouvement, d’une même dynamique.

Il fut ensuite remarqué que la place et les pratiques de l’écrit et du  « lu » aujourd’hui évoluent comme dans toute l’histoire humaine depuis leur invention. Évolution qui a eu pour conséquence récente de faire évoluer les pratiques des professionnels du livre dans les bibliothèques et les médiathèques. Ceux-ci par la force des choses ne sont plus que les simples diffuseurs du livre mais sont devenus des médiateurs du livre, des initiateurs de l’écrit, et, dans le même mouvement des ambassadeurs de culture. Les collections « facile à lire » et le livre plaisir pouvant à terme favoriser le « facile à écrire ».

Néanmoins plusieurs intervenants soulignèrent que « pousser les portes des bibliothèques »[1] voire des musées ne suffisait pour accéder au livre ou à la culture tant le livre, les objets et les lieux restent « intimidant » voire inhibant pour qui n’en est pas familier. Il faut donc, au-delà de la simple visite quasi protocolaire, s’approprier, étape par étape, les lieux et les choses ; échanger avec les professionnels, s’acculturer aux espaces et aux objets pour les faire sien. Ici, une coopération étroite et féconde et une reconnaissance réciproque entre formateurs-facilitateurs et médiathécaires sont essentielles et incontournables pour engager une telle dynamique et pour faire place au désir de découvrir, sans crainte ni refus, des apprenants. Il faut, remarque une participante « faire territoire commun entre professionnels » pour offrir le territoire.

C’est ainsi, souligne une intervenante, que le livre deviendra « un vecteur de lien social et favorisera de nouvelles habitudes culturelles ». Car, c’est bien de cela qu’il s’agit : créer l’habitude de fréquenter des lieux de culture, seul ou avec les siens en toute autonomie.

Mais la crainte de l’inconnu semble partagée. Il fut noté que les bibliothécaires aussi craignaient quelquefois la rencontre avec les non-lecteurs.  En ce sens des formations apparurent utiles pour permettre aux professionnels d’exercer cette nouvelle mission en direction d’usagers atypiques. Formation nécessaire afin que ces adultes et leurs enfants trouvent leur place et du sens à leur présence dans des espaces publics dans lesquelles bien souvent ils n’osent pas entrer. Le pari et la clef de la réussite sont bien là : « s’apprivoiser de part et d’autres » pour apprivoiser la lecture.

S’il convient de faciliter l’accès aux lieux de culture légitime, il y eut plusieurs interventions visant à faire sortir le livre des bibliothèques et des classes et autres lieux d’apprentissage. Sortie qui permet d’associer d’autres acteurs, bénévoles, travailleurs sociaux, voisins… à la rencontre du livre et de créer dans le cadre de cette démarche des liens sociaux d’une autre nature, souvent intergénérationnels et interculturels. Il est stratégique « de se faire connaître dehors » pour qu’ensuite les retours en médiathèques se fassent naturellement.

Au-delà de la conquête des lieux, l’implication des apprenants eux-mêmes dans des réalisations concrètes semblent déterminants tant pour les apprentissages linguistiques que pour un partage des cultures. Ici, se dégage, un consensus fort des praticiens. Il convient d’impliquer les personnes dans un projet, de les engager dans une réalisation concrète qui serviront de supports aux apprentissages et aux relations. Il faut permettre aux apprenants de se retrouver en situation langagière de « recherche active » afin qu’ils soient eux-mêmes acteurs de leurs apprentissages. Ce qui implique une posture facilitatrice des encadrants pédagogiques. A cette fin, il est possible de mobiliser tous et chacun dans une dynamique collective, y compris les enfants scolarisés qui peuvent devenir médiateurs du livre auprès de parents sans passé de lecteur.

Si la lecture-écriture apparaît bien comme une « pratique culturelle » en soi, il est envisageable même si cela est ambitieux de faire réaliser des œuvres culturelles par les apprenants eux-mêmes. De nombreux exemples furent évoqués – en milieu carcérale, dans des groupes de femmes, parmi des réfugiés, des adultes en insécurité linguistique, etc.-.  Dans de telles pratiques, les stagiaires s’engagent, développent et renforcent leurs capacités individuelles et collectives d’apprentissage. On sait en effet combien l’engagement et la motivation sont déterminants en matière d’appropriation des connaissances, surtout s’il y a une réalisation, à terme, valorisée socialement. Valorisation qui renforce positivement l’image de soi et renarcissise les sujets et les groupes. En tout état de cause le travail intellectuel autour du lire et écrire, avec ou sans œuvre en jeu, doit rester plaisir car « le plaisir de lire, déclare une intervenante, développe l’envie d’écrire et de s’approprier le langage écrit » comme le plaisir d’écrire entretiendra, on peut le souhaiter, la motivation à lire.

D’autres interventions encore ont insisté sur l’engrenage fructueux que permet une approche culturelle de l’écrit à l’évidence plus riche que les formations traditionnelles, tant du point de vue individuel que collectif. Approche culturelle et peut-être méthodologique où s’engage un processus vertueux et apprenant en matière de savoirs de base et d’ouverture au monde de la culture et des cultures. Pratique autour d’un projet global où à la fois « on se familiarise avec le monde de l’écrit pour accéder au monde de la culture ». Deux exemples nous furent proposés pour illustrer la démarche. Le premier réalisé par et avec des femmes-relais, le second avec un groupe d’enfants et de leur « fée Truc »[2]. Le même processus est à l’œuvre. A partir de récits d’abord oraux des participants « afin de donner confiance dans ses propres mots et de faire place au plaisir de conter », les propos sont transformés ensuite en texte écrit. Écrit d’où d’écoule « naturellement » l’idée de la mise en spectacle. A cette fin des « ombres » ou des marionnettes sont inventées, des décors sont créés, un castelet est réalisé, un fascicule rédigé… et un spectacle est donné. Ainsi, dans de ces réalisations s’associent et s’imbriquent écriture-lecture et culture. Et, elles permettent, de plus, à ces acteurs-auteurs de réaliser leur entrée dans ces deux mondes. Il fut même affirmé que « quand le livre arrive en alpha », il en va sans doute de même pour les créations et les créateurs, le rapport à l’écrit évolue tant chez les apprenants que chez les formateurs. La lecture-écriture et la culture à leur mesure sont porteuses de transformations des personnes, de leurs pratiques et représentations.

Enfin pour clore cette approche technique, méthodologique et pratique, le dispositif du Grand-Est « Parol » fut présenté. Il s’agit d’un projet ambitieux et combien utile qui vise à élaborer « une cartographie numérique » de l’offre de formation dans la région. Plutôt destinée aux professionnels de la formation et de l’accompagnement, cette plate-forme a pour objectif de « faciliter la lecture du paysage de la langue française et des compétences de base » afin de mieux répondre aux besoins des usagers. Un bel outil en gestation pour favoriser l’insertion dans la langue et la culture du plus grand nombre.

Quant au public, il souleva deux questions essentielles. La première générationnelle, était une interrogation sur les moyens pour les plus jeunes de « passer de l’écran » où tout vous est proposé et construit, versus imposé, au livre où tout est à construire. La seconde, celle de la « vie après les ateliers sociolinguistiques » ; en d’autres termes, quels usages en toute autonomie et sans accompagnement des lieux et des supports de culture ? Se pose ici, comme toujours en formation des adultes, la question du transfert des apprentissages après le processus formel d’éducation. Questions et réponses qui seront peut-être au centre d’un prochain colloque.

Axe éthique et politique

Sans nier la place des dimensions techniques, pratiques mais aussi pédagogiques, certains intervenants soulignèrent l’importance de la langue quant à la possibilité de « prendre sa place dans la société ». Ainsi le lire pour lire ou l’écrire pour écrire doivent être dépassés pour s’inscrire dans des parcours d’insertion citoyenne. Ces mêmes intervenants se réclamant de Paolo Freire et de Célestin Freinet affirmèrent leur filiation avec « l’alphabétisation populaire »[3] dont l’ambition au-delà de l’accès aux savoirs de base – au demeurant essentiel – est bien celle de permettre à tout un chacun de devenir un acteur conscient et actif dans le monde social. Proposition qui fut illustrée par la réalisation « d’un théâtre d’ombre » dans le cadre d’une action de femmes-relais qui donna de la visibilité sociale à un groupe « d’invisibles » tout en renforçant leur estime d’elles-mêmes. En d’autres termes de sortir de l’ombre. Dans le même esprit fut évoqué l’usage de la poésie orale comme moyen d’accès à la culture mais aussi à la « conscientisation » de sa position sociale pouvant le cas échéant enclencher un processus d’émancipation. Plus généralement une posture humaniste de la culture fut pointée, à savoir la réaffirmation d’une forme d’universalisme de l’écrit qui conduit à considérer le livre comme une trace et une manifestation de « la mémoire humaine » et de sa condition.

Une autre ambition de nature politique apparut lors d’une intervention soulignant l’importance « d’assemblée la parole », la parole des sachants, en l’espèce Simone de Beauvoir et Gilles Deleuze, à celle d’adultes-apprenants. Une démarche qui vise à donner confiance dans « ses mots » et ses pensées en les confrontant au discours des tenants de la culture légitime. Cette démarche vise à « casser les hiérarchies entre les sachants et les non-sachants » par la valeur égale des discours afin que tous se reconnaissent comme porteur de culture et puissent entretenir et développer un rapport dédramatiser à l’écrit.  Dans le même esprit fut souligné l’importance d’engager un travail pédagogique afin de démystifier « les temples du savoir » et afin de rendre l’accès aux bibliothèques et aux médiathèques « naturel ». En bref, de rendre à toutes et tous un droit d’usage de ces lieux de sociabilité et de culture.

Si certains rappelèrent l’exigence d’une alphabétisation populaire dans le cadre d’une société de l’écrit et du numérique, il fut aussi souligné que bien souvent les « contraintes institutionnelles » rendaient l’exercice difficile d’autant que l’accès à l’écrit et à culture et a fortiori à la société est un processus de long terme qui demande des moyens conséquents et pérennes voire des politiques déterminées.

Il fut encore pertinemment soutenu que sans exclusive tous les arts sont indissociables et que tous peuvent servir d’entrées et de médiateurs dans la culture de l’écrit. Ainsi toutes formes d’expressions culturelles et artistiques sont mobilisables pour « ouvrir des imaginaires passés et présents et pour créer des futurs ». Néanmoins, il fut aussi souligné que la langue et la culture ne sont pas les seuls facteurs d’intégration et que par contre, souvent (toujours ?), l’intégration est facteur de langue et de culture.

Pour conclure

Au-delà des propos et des analyses des uns, des unes et des autres et de mes propres réflexions qui émaillent cette tentative de synthèse des travaux du colloque 2019, consacré au rapport à l’écrit et l’accès à la culture, ce fut un colloque spitant et fluide. En effet, cette journée au fil de l’eau fut une aquarelle d’interventions, une oasis de convivialité où personne ne s’engloutit dans la mangrove des discours inutiles et convenus. Rien ne partit à vau-l’eau, rien ne fit plouf, tout ruissela en une ondée de propos fondés et riches, même si les choses furent dites, il faut en convenir toujours, en plus dix mots.

 

[1] La plupart des éléments de textes entre guillemets sont des propos tenus par tel ou tel intervenant et/ou participant.

[2] Il s’agit du personnage imaginé par le groupe d’enfants et leur animatrice-rédactrice.

[3] Rappelons qu’en Belgique francophone on ne distingue pas alphabétisation et lutte contre l’illettrisme.

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