Afriques anarchistes

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Afriques anarchistes

 

Tel est le titre du livre de Guillaume Rey (1), une vraie révélation pour ceux et celles qui pensaient que le mouvement anarchiste n’avait jamais pris pied en Afrique. A noter l’emploi du pluriel à Afriques et à anarchismes afin de montrer la richesse et les subtilités à la fois des habitants du continent et les formes qui revêt, malgré un fond d’éthiques et de pratiques commune, l’anarchisme dans ces diverses cultures et ces différents territoires. Le livre débute par une excellente préface de Lucien van der Walt, un universitaire d’Afrique du sud, qui souligne d’emblée que le travail de Rey vise « à sortir l’histoire de l’anarchisme en Afrique des poubelles de l’Histoire dans lesquelles […] une historiographie hostile et la propagande des puissants et des riches ont cherché à la consigner » (p.9). Si le mouvement anarchiste en Afrique tire ses origines des communautés immigrantes européennes, souvent d’origine modeste, composée d’exilés pour des raisons économiques ou politiques, « il s’est rapidement et profondément enraciné au sein des communautés noires africaines, arabes, berbères, métisses et sud-asiatiques » (pp.15-16). D’’autant plus facilement que l’existence de sociétés sans état étaient avérée dans les régions du Maghreb, en Haute Volta/Burkina Faso par exemple. La question centrale de l’anarchisme en Afrique, mais pas que, étant « de s’approprier les traditions intellectuelles et politiques locales pour l’anarchisme et de s’approprier l’anarchisme pour les traditions locales (pp.19-20).

Suite à cette préface éclairante, Guillaume Rey formule clairement son intention : « faire connaître l’Afrique [et…] faire connaître l’anarchisme » (p.28). Dans une première partie, il évoque la naissance et le déclin du mouvement libertaire au nord et au sud du continent entre 1860 et 1940. D’abord au nord où il rappelle que dès 1876 est créée en Egypte une section de l’AIT et une université populaire en 1901, puis une bourse du travail en 1919. Dans le même mouvement l’anarchisme s’implante en Tunisie et en Algérie où il existe une Fédération libertaire d’Afrique du Nord en 1926. Algérie où Mohamed Saïl (2) sera l’un des animateurs de la CGT-SR. Dans tous les cas de nombreuses publications libertaires circulent quelquefois en plusieurs langues.

Au sud du continent en 1904 est fondé le South African General Worker’s Union où les anarchistes sont très actifs. Puis le mouvement se développe ensuite au Mozambique, puis au Kenya. Certes de grands vides existent et peu de choses sont connues sur le reste du continent ; faute de source, faute de présence… tout cela sans doute.

Après réflexion sur la place des militants blancs, métis et de couleur au sein des anarchismes africains l’auteur rappel que dès1912 Jean Grave dénonce le fait colonial. Il évoque aussi Reclus qui se positionne contre la conquête étatiste et militaire mais pas contre les mouvements migratoires des européennes vers d’autres continents. Il relève aussi les contradictions et les illusions dans certains milieux libertaires sur les apports civilisationnels de ces mouvements humains de population dont les convictions sont souvent liées à la forte propagande pro-colonialiste ambiante. Au demeurant, pour l’auteur, « l’anarchisme africain est un anarchisme comme les autres » (p.112).

 

Dans une seconde partie consacrée aux « anarchies africaines », Guillaume Rey nous livre un regard critique sur le rôle de l’ethnologie coloniale dans la compréhension des systèmes sociaux africains qui ne sont bien souvent qu’une « invention qui se fait […], sciemment ou non, en faveurs de [la] domination » (p.122). Ainsi, malgré les différents modes d’organisation des peuples « seul l’Etat ou sinon les formes politiques pouvant s’y apparenter, peut être considéré comme un type d’organisation sérieux » (p.129) au détriment de toute autre forme. D’autres observateurs font des constats d’une toute autre nature. En face des sociétés étatisées, il existe ce que Clastres dépeindra comme des sociétés sans état ou plus exactement « contre l’état ». Elysée Reclus par exemple évoque des villages du Sénégal à forte tradition « républicaine » et « fédérative » (p.132).  De son côté Evans-Pritchard, pourtant lié à la couronne britannique, constate que les Nuers du Sud-Soudan ont un système politique qu’il définit comme un « Etat acéphale, dénué d’organe législatif, judicaire ou exécutif ou [se constate] une anarchie ordonnée » (p.134). Organisation sociale des Nuers ou « tous sont égaux sans dirigeant ni dirigé » (p.135). Rey sans être catégorique sur des formes « pures », d’anarchisme « historique » en Afrique relève des tendances dans le sens d’une « anarchie équilibrée » (p.158) d’une anarchie coutumière (p.177) révélée par l’existence de chefferies sans pouvoir de coercition et de terres collectives non aliénables. Néanmoins, « si tout ne correspond pas à l’idéal libertaire, bien des ponts peuvent être envisagés entre les textes anarchistes » et certains mode d’organisations traditionnel en Afrique (p.193).

 

Quant à la conclusion elle un peu décevante car si elle vise à signaler des possibilités actuelles de développement de l’anarchisme là-bas, elle n’offre que quelques ouvertures timides dans ce sens même si l’auteur réaffirme que « l’anarchisme à sa carte à [y] jouer […] comme forme d’organisation sociale habituelle, probablement la plus ancienne et la plus caractéristique de l’humanité dans son histoire » (p.199) ; en d’autres termes comme « une tendance anthropologique fondamentale » (p.211).

Malgré quelques digressions sur le mouvement anarchiste en Europe et en Amérique souvent un peu longues au cœur de l’ouvrage, certes à des fins de comparaison avec le mouvement en Afrique, l’ouvrage de Rey est précurseur. Il ouvre en effet des perspectives de recherche sur l’influence de l’anarchisme sur le continent noir, d’hier et d’aujourd’hui. Mais, il laisse aussi entrevoir de belles perspectives de développement ancrées sur des pratiques sociétales ancestrales articulées aux concepts fondateurs de l’anarchisme. Pratiques que les mouvements sociaux en Algérie et au Soudan préfigurent peut-être. A quand la suite ?

 

 

  1. Rey G., 2019, Afriques anarchistes, introduction à l’histoire des anarchismes africains, Paris, L’Harmattan, à Publico
  2. Saïl, Appels aux travailleurs algériens, Volonté anarchiste n°43 , Antony, Fédération anarchiste. Groupe Fresnes-Antony, 1994, présentation de Boulouque S.
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