Actualité de l’autogestion pédagogique

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ACTUALITÉ DE L’AUTOGESTION

PÉDAGOGIQUE[1]

 

Qui s’instruit sans agir.

Laboure sans semer

 (Proverbe arabe)

 

Ma contribution visera à interroger la notion d’andragogie[2] autogestionnaire et à s’intéresser à son actualité.

 

Elle se fondera sur une expérience que je conduis depuis une douzaine d’années dans plusieurs espaces “pédagogiques” où j’exerce dans le cadre de la formation des adultes.

 

Elle s’appuiera principalement sur un séminaire de DESS[3] intitulé dans un premier temps actualité et économie de la formation et qui aujourd’hui à pour titre Significations et effets organisationnels et personnels de la formation mais aussi sur d’autres interventions que je conduis dans le cadre du Centre d’Éducation Permanente de l’Université de Paris x – Nanterre.

 

Il s’agit donc d’une pratique exercée dans la durée et non pas d’une simple expérimentation sans lendemain. Elle a concerné à ce jour plus de huit cents stagiaires et étudiants dans des formes diverses. Elle a été, de ma part, l’objet d’une d’observation participante régulière et de la part des stagiaires de nombreuses évaluations.

 

Dans une première partie, j’évoquerai le cadre de référence de cette expérience d’autogestion éducative.

 

Dans une deuxième, je décrirai avec précision le dispositif pédagogique, et ses variances compte tenu des choix retenus années après années par les étudiants.

 

Dans une troisième partie, j’analyserai les résultats de cette expérience en soulignant ses avantages et ses limites tant du point de vue des apprenants que du formateur pour enfin revenir sur la question de l’actualité et de la modernité de l’autogestion pédagogique.

 

I. Le cadre de références

 

Avant d’évoquer le cadre de références explicitement proposé aux étudiants[4] et dans lequel s’inscrit cette expérience d’autogestion andragogique, j’aimerais préciser pourquoi la nécessité d’un tel cadre.

 

En engageant et en proposant ce processus pédagogique, j’ai toujours eu conscience du pouvoir d’induction que représentait ma position d’enseignant ou de formateur. Afin d’en limiter la portée, je souhaitais un débat ouvert et contradictoire sur les valeurs et les attendus idéologiques, éthiques et méthodologiques d’une telle proposition de travail.

 

Après lecture et analyse des textes, rares furent les résistances absolues à la démarche. Dans la plupart des cas les groupes et les individus acceptèrent de tenter l’expérience, soit par qu’il s’agissait d’une expérience “bonne à prendre et à apprendre”, soit qu’elle renvoyait à des pratiques et à des valeurs assez largement partagées dans les milieux de la formation. Je n’eus de fait aucun refus qui résista longtemps au débat et à la pression amicale du groupe.

 

Ce cadre de références volontairement ne fait aucune allusion directe à la pédagogie libertaire ou autogestionnaire afin de ne pas inscrire immédiatement le travail pédagogique dans un cadre idéologique. Même si d’expérience et de conviction, je sais que tout propos et tout acte éducatif s’inscrivent toujours dans un système de valeurs facilement énonçable.

 

Cette “ruse” – vite déjouée car non-énoncé mais jamais tue – vise à centrer le travail pédagogique sur les pratiques, les méthodes et à terme sur les résultats de la démarche et non sur le discours d’idées.

 

En effet, en idéologiser a priori l’espace pédagogique risquait d’en biaiser la mise en œuvre. Choix discutable, sans doute, mais qui m’a permis de manière pragmatique de favoriser la pratique sur la doctrine pour seulement dans un second temps revenir, éventuellement, à cette dernière.

 

Ainsi, cet ensemble référentiel s’appuie sur des textes, certes articulables à un ensemble conceptuel peu autoritaire, mais sans références directes avec des pratiques formatives en rupture. Cet ensemble a évolué dans le temps pour s’enrichir et se compléter.

 

Il s’agit de textes courts afin d’en faciliter la lecture et l’appropriation davantage centrés sur la place de l’apprenant et le rôle des formateurs plus que, même s’ils sont présents, sur les enjeux sociaux des pratiques pédagogiques.

 

Avant de revenir plus en détail sur ces textes, le cadre de référence est composé d’un texte de portée générale signé Gilbert Leclerc, Changer la  vie ou l’éducation permanente[5] ; d’un article d’Ettore Gelpi, Quelques propos politiques sur l’éducation expérientielle[6] ; d’un texte de Carl Rogers, De l’apprentissage et de sa facilitation[7] ; d’un de Malcom Knowles, De l’enseignant au facilitateur d’apprentissage[8] ; et plus récemment, d’un extrait d’Etienne Bourgeois et Jean Nizet, La théorie de l’apprentissage coopératif[9].

 

Le nom des auteurs et les titres pour les lecteurs avertis donnent une première information sur les orientations et les intentions du séminaire, sans pour autant en obérer la mise en actes sous prétexte d’idéologie. Ils visent donc, pour des raisons éthiques, à la transparence sans qu’à son prétexte une pratique pédagogique devienne impossible.

 

Chacun de ces textes, à sa manière, apporte un éclairage sur le projet pédagogique du séminaire.

 

Le premier de Gilbert Leclerc soulève quelques questions clés indissociables de toute visée éducative “progressiste” et de la formation des adultes.

A savoir : “Le projet d’une éducation permanente relève-t-il de l’utopie” ?

Pour l’auteur, afin de répondre à cette question, “il faut (…) chercher à savoir si le projet d’éducation permanente implique, ou non, une transformation globale de la réalité éducative et s’il suppose un nouveau modèle de société”.

La réponse à cette double question est à ses yeux sans ambiguïté, afin de rendre “le sujet artisan de sa propre éducation, dans toutes ses potentialités intellectuelles, affectives, artistiques. Et qu’elle assure à chacun une chance égale de réussite (…). L’éducation permanente ne vise rien de moins qu’à transformer l’éducation dans son ensemble, en donnant à celle-ci la plus grande extension  possible dans le temps, l’espace  et la société”.

 

Quant à la société, “tous les artisans du concept d’éducation permanente répondent par l’affirmative. Pour parvenir à mettre en place une société vraiment éducative, il faut changer à la fois les mentalités et les structures”. Et d’ajouter : “une société éducative n’est compatible ni avec une société du profit ou de consommation, ni avec une société technocratique, où les connaissances sont appropriées par quelques-uns, ni avec une société bureaucratique qui tend à garder mystérieuses les opérations de gestion”.

 

Cet article, par le questionnement qu’il porte et les réponses qu’ils formulent, permet de planter le décor, d’interroger en articulation les pratiques pédagogiques et les fonctionnements sociaux sans l’enfermer dans un modèle pré-construit et des réponses trop étroites.

 

Il affirme en filigrane, la nécessité d’une autre éducation et d’une autre pédagogie pour une société différente et en rejetant de fait certains modèles, il amène à une réflexion sur des formes renouvelées de faire et de gérer plus auto-construits et auto-dirigés par les acteurs eux-mêmes.

 

Malgré son titre : Quelques propos politiques sur l’éducation expérientielle, la contribution d’Ettore Gelpi, au-delà de quelques considérations générales, est surtout centrée sur le processus pédagogique.

 

Cette contribution interroge radicalement les pratiques et les valeurs dominantes de l’éducation, en les prenant à contre-pied, Gelpi affirme entre autres choses que “tout le monde est à la fois éducateur et apprenti”, que  l’éducation par l’expérience, par le faire, “est indispensable à la production créative” et que “création et créativité sont des facteurs puissants pour l’enseignement et pour le développement individuel et collectif”.

 

Pour lui, la préoccupation principale de l’éducation expérientielle est non seulement l’accès aux connaissances mais aussi, “de contribuer à les produire”. Posture, si ce n’est innovante, du moins en rupture avec les pratiques et les conceptions communes ou la co-production du savoir est rarement pensée ou acceptée.

 

Ainsi, pour Gelpi, au même titre que les apprenants “les éducateurs sont aussi des acteurs” dans le cadre d’une “expérience enrichissante d’auto-apprentissage individuel et collectif”. Constat qui le conduit à reconstruire un nouveau rapport d’égalité – même si personne n’est dupe des différences – avec le groupe d’apprenants et à conclure : “je suis un membre du groupe et le groupe recherche et produit”.

 

Ce deuxième texte facilite l’engagement d’un débat sur le rôle, la place et le statut des acteurs – apprenants et formateurs – dans le processus éducatif. Il permet aussi une discussion sur la pertinence et la faisabilité de groupes d’apprentissage fonctionnant sur une autre base que celle proposée par les méthodes pédagogiques transmissives à visée normative décrites en son temps par Marcel Lesne.

 

Quant au texte de Rogers, il énonce clairement l’objectif du séminaire, c’est-à-dire “de permettre à des étudiants de s’auto-enseigner librement”. Il formule en ce sens quelques principes d’action et de posture favorisant cette ambition pédagogique.

 

Ces principes centrés sur les individus se fondent sur un pragmatisme pédagogique à caractère humaniste non autoritaire et renvoie au moteur de l’utopie éducative, à savoir le constat de l’éducabilité cognitive.

 

Ainsi Carl Rogers réaffirme sous forme de postulats, la “capacité naturelle d’apprendre” de tout individu et l’importance du désir d’apprendre, donc de donner sens au savoir et aux actes d’apprendre.

 

Il souligne par ailleurs que l’apprentissage même s’il est toujours une menace potentielle pour l’individu, compte tenu des éléments d’évolution qu’il contient, ne peut s’opérer que dans le confort et la confiance en soi et dans le groupe.

 

L’auteur en appelle à l’action et au conflit socio-cognitif comme moteur et accélérateur d’apprentissage, “on apprend beaucoup et valablement dans l’action (et) un des moyens les plus efficaces de promouvoir l’apprentissage consiste à confronter l’étudiant directement avec des problèmes pratiques, des problèmes sociaux,  moraux et philosophiques, des difficultés personnelles et des problèmes de recherche”.

 

Ce texte d’une étonnante permanence rappelle qu’un “apprentissage authentique est favorisé au maximum lorsque l’étudiant choisit lui-même son orientation, qu’il contribue à découvrir lui-même les moyens d’apprendre (…), qu’il décide lui-même du déroulement de l’apprentissage. En bref, “qu’un apprentissage où l’élève participe à l’élaboration de la méthode (est) de loin plus efficace qu’un apprentissage passif.

 

De plus, il apparaît qu’un “enseignement autodéterminé (…) est celui qui pénètre le plus profondément et qui est retenu le plus longtemps” surtout lorsqu’il est renforcé par possibilité d’auto-critique et d’auto-évaluation et qu’il favorise “l’apprentissage des processus d’apprentissage”.

 

Contribution fondamentale, nous semble-t-il, au niveau de l’expression des conditions de l’apprentissage dans un espace et un temps auto-gouvernés.

 

Pour compléter, cette approche Rogers nous convie à engager une réflexion de fond sur le rôle du formateur, qui, s’il ne disparaît du fait du choix de l’auto-organisation pédagogique, voit son rôle profondément bouleversé.

 

D’un désir d’omniscience et d’omnipotence larvée, institutionnellement proposé et reconnu, le facilitateur se doit d’engager sa métamorphose et de consentir à être autre, dans une relation et un climat pédagogiques transformés.

 

Ainsi, le formateur qui ne donne plus forme et qui ne conforme plus dans sa nouvelle peau de facilitateur “s’efforce d’organiser et de rendre accessible le plus grand éventail possible de ressources d’apprentissage” et se considère lui-même “comme une ressource pleine de souplesse et utilisable par le groupe”.

 

Mais s’il parvient à participer au groupe, à son tour et dans l’égalité, comme producteur de savoir, il doit le faire “d’une manière qui n’exige rien et qui n’impose rien”.

Il s’agit donc pour le formateur d’opérer des modifications profondes à des pratiques héritées, d’entamer un renoncement réel au rapport qu’induit le savoir-pouvoir, d’accepter une posture étrangement et radicalement décalée sans jamais verser dans la démagogie.

 

Il est alors possible ” de reconnaître et d’accepter ses propres limites et d’admettre sans arrière pensée que la Liberté pour apprendre implique d’être à l’aise dans la liberté offerte, avec le pouvoir abandonné.

 

Posture d’abord inconfortable mais qui est essentielle et préalable à l’engagement et à la réussite de toute démarche honnête et réaliste d’autogestion pédagogique.

 

Disciple de Rogers, Knowles ne tient pas un discours différent, mais il permet de gagner en compréhension quant aux implications individuelles et collectives dans la pratique d’auto-construction des savoirs tant pour le facilitateur que pour les apprenants.

 

Ce texte permet donc, avant le démarrage du séminaire, de clarifier les enjeux de chacun et de tous d’un tel projet.

 

Il est d’abord, et ce n’est pas rien pour des formateurs en formation de facilitateurs,  une incitation au deuil : deuil de l’autorité et de la toute puissance sur le désir de l’autre, deuil de la représentation ancestrale de la figure du Maître.

 

“J’ai grandi, écrit Knowles, avec l’idée qu’un enseignant est responsable de ce que ses étudiants apprennent, (…) et s’ils ont réellement appris (…). Je me rappelle mon plaisir à voir faire, (…) ce que je leur avais dit de faire (…). Psychologiquement, je me sentais récompensé de si bien transmettre le contenu de mon cours et de si bien contrôler mes étudiants”.

 

C’est à cette position sociale et à ses plaisirs qu’il convient de renoncer. C’est à cette jouissance de soumettre, à cet exercice du pouvoir, à cette joie non partagée de la dépendance de l’autre au savoir du maître… avec lesquels il faut rompre.

 

Deuil, largement compensé par d’autres satisfactions qu’il s’agit d’identifier, de construire, d’amplifier.

Plaisir de la liberté de soi et de l’autre, car en pédagogie comme dans la société tout entière, la liberté d’autrui étend la mienne à l’infini[10],

 

Plaisir de la production individuelle et/ou collective du savoir, plaisir d’échanger dans l’égalité, plaisir de donner à la relation pédagogique d’autres dimensions et d’autres espérances…

 

Mais le refus de l’un (le formateur) n’est pas sans implication pour l’autre et le groupe.

En effet, dès lors que le “projet d’investigation en équipe” est partagé, que les risques de la réussite ou de l’échec sont évalués, il s’agit de faire accepter aux acteurs-sujets de “prendre plus de responsabilité dans leur propre apprentissage”, voire et c’est l’objectif, de l’assumer tout entière.

 

La responsabilité du facilitateur demeure néanmoins totalement engagé dans le processus éducatif. Sa posture se décentre, sa fonction évolue, demeure importante

et peut, si on y prend garde, redevenir une position de pouvoir peut-être encore plus perverse sur laquelle une attention et une analyse critiques permanentes, doivent être en éveille.

 

Si l’écart est réussi, “au lieu de planifier et de transmettre un contenu, (il convient de) mettre au point et de gérer un processus (…) faire en sorte que les étudiants s’investissent dans l’organisation, rapprocher les étudiants des ressources, encourager l’esprit d’initiative (…).

Pratique pédagogique auto-portée par le groupe où le facilitateur trouve une place parmi d’autres.

 

Le cinquième texte de Bourgeois et Nizet, plus tardif souligne l’efficacité dans certaines conditions de l’apprentissage coopératif comme dispositif pédagogique qui vise à “faire travailler les apprenants en groupes suffisamment restreints pour que chacun ait la possibilité de participer à une tâche collective (…). De plus, les apprenants sont censées réaliser la tâche sans la supervision directe et immédiate de l’enseignant”[11].

 

Le texte postule, par ailleurs, “que chacun des membres ne peut réaliser son but que si les autres peuvent atteindre le leur” et que “l’apprentissage coopératif s’oppose à l’apprentissage compétitif”.

 

Il s’agit bien dès lors de ne pas sacrifier l’individu au collectif et de permettre à chacun de trouver sa place en profitant des apports de tous dans une logique coopérative et non concurrentielle jugée contre-productive.

 

Par ailleurs, l’interaction coopérative s’avère plus efficace pour des tâches d’apprentissage complexes surtout si elle est “propice à l’émergence des “controverses”, c’est-à-dire des conflits d’idées, d’opinions, de conclusions, de théories et d’informations entre les membres”[12].

 

Puis les auteurs rappelent que le travail coopératif d’apprentissage implique des comportements et des attitudes relationnelles propices au développement d’une dynamique coopérative.

 

Des “compétences sociales” de base sont nécessaires à l’établissement d’un climat socio-affectif indispensable aux apprentissages. Il s’agit dès lors et pour y parvenir d’être “attentif à l’autre, savoir s’écouter mutuellement, être empathique à l’égard de l’autre, exprimer un désaccord (…) sans agressivité (…), s’encourager mutuellement et s’entraider…”.

 

Ces morceaux choisis, sans prétention à l’exhaustivité permettent de poser un cadre problématique au travail d’apprentissage proposé durant le séminaire en le liant sans ambiguïté à des pratiques d’auto-organisation pédagogiques concertées.

 

Ils permettent encore d’engager une réflexion dans le cadre d’une définition partagée de l’autogestion pédagogique que je formulerai ainsi : possibilité pour un collectif composé d’équipe d’investigation de décider des thèmes à travailler, de choisir librement de s’associer avec d’autres afin de déterminer les objectifs, les modalités et les critères d’évaluation du travail à effectuer avec ou sans les apports d’un facilitateur gestionnaire de ressources pédagogiques.

 

En d’autres termes, il s’agit de favoriser l’émergence d’une capacité à s’auto-organiser dans le cadre d’une équipe de recherche/investigation afin de produire du savoir individuel et collectif.

 

Une fois, le débat conduit et ces éclaircissements réalisés, le travail d’appropriation, de partage et de production de savoir peut commencer.

 

II Le dispositif d’apprentissage

 

Le dispositif pédagogique proposé dans le cadre de ce séminaire repose sur le pari de l’éducabilité cognitive et sur les capacités d’auto-organisation des apprenants

 

Il réaffirme la possibilité pour les individus et les groupes, non seulement de s’approprier des connaissances, mais aussi de dépasser les savoirs constitués pour en construire de nouveaux.

 

Il s’inscrit donc dans une perspective de production de savoir d’abord pour soi, car il s’agit d’oser s’affirmer comme producteur de savoir, car c’est le processus à l’œuvre qui est essentiel, plus que le savoir produit.

 

Ensuite de produire du savoir pour les autres et avec les autres, et si le terrain est propice de produire du savoir de portée universelle.

 

En bref, ce séminaire invite à refuser une posture passive par rapport au savoir institué et au savoir des “maîtres” et à adopter une position instituante d’acteurs et de coopérateurs dans la recherche et la construction de connaissances.

 

En cela, cette pratique s’inscrit dans le refus des “pédagogies bavardes et paresseuses”[13],  comme l’écrit Antoine Prost, symbolisé par l’apport magistral.

 

Du point vu du fonctionnement, il est une tentative de mise en œuvre des principes énoncés dans les textes présentés à savoir :

la liberté pour apprendre,

l’auto-organisation collective,

le respect des choix de chacun,

la mise en place d’un climat propice aux apprentissages reposant sur l’écoute et la confiance,

le libre débat favorable aux controverses et aux conflits socio-cognitifs,

l’adoption par tous d’une attitude d’acteur

et la mutation – pas seulement symbolique – du formateur/enseignant en facilitateur membre du groupe.

 

Après avoir rappelé les principes qui sous-tendent toute pratique d’autogestion pédagogique, je vais m’efforcer de décrire le déroulement d’un séminaire  type dans le cadre d’un DESS.

 

En effet, du fait des principes même qui alimentent cette construction pédagogique, d’une année sur l’autre, d’un groupe à l’autre des différences significatives peuvent se faire jour, même si l’esprit le caractère général de la démarche perdure. Cette précaution prise, voici maintenant la description du dispositif.

 

La première séquence est généralement consacrée au rappel du cadre du séminaire : Actualité et Economie de la formation autrefois, Significations et effets organisationnels et personnels de la formation aujourd’hui.

 

Il convient en effet de préciser d’abord les attendus des intitulés, d’éclairer les représentations, de partager avec les apprenants une vision commune des objets de travail à interroger.

 

Dans un deuxième temps, de définir les objectifs et la méthode qui vise à s’approprier en équipe d’investigation autogérée certains thèmes et à produire du savoir dessus.

 

Une seule règle est induite, mais la pratique démontre qu’elle est souvent transgressée, celle d’éviter toute transmission magistrale et d’adopter des démarches pédagogiques actives.

 

Dans un troisième temps, une première liste des sujets à travailler est collectivement construite. La séance se termine par l’évocation du cadre problématique et par la répartition des textes évoqués à l’instant à des volontaires qui se proposent de les présenter la fois d’après.

 

La séquence suivante est le nœud du dispositif puisqu’elle est consacrée à la présentation des textes distribués précédemment.

 

Les apprenants volontairement responsabilisés sur un des textes de référence en font une présentation synthétique suite à laquelle un débat est engagé  tant sur le fond du document et sur les valeurs éducatives qui y sont associées que sur les implications pratiques qu’il implique en matière de dispositif d’apprentissage, de rôles, d’attitudes…

 

Suite à ces présentations, la question de l’adoption pour notre séminaire d’un tel dispositif est posée.

 

Il s’ensuit un long et fructueux débat d’idées sur l’intérêt, les dangers, les difficultés d’une telle expérience et sur les résultats et les limites des expérimentations antérieures.

 

En règle générale, le milieu de la formation étant assez enclin à de telles pratiques (au moins dans le discours), le principe de tenter cette expérience d’auto-organisation et d’auto-production de savoir est adopté, après “consultation” et expression de chacun.

 

Il l’est, je l’avoue, par certains avec enthousiasme, avec curiosité par d’autres, avec résistances ou scepticisme par quelques-uns.

 

Une fois l’accord obtenu, le groupe engage une réflexion et fait des propositions d’organisation et de fonctionnement à affiner ultérieurement.

 

La troisième séance est consacrée à la mise au point du dispositif autogestionnaire pour le grand collectif, sans s’immiscer dans les modes d’organisation des équipes d’investigation auxquelles il est simplement rappelé que, par cohérence, il serait opportun d’adopter des modes d’organisation internes responsabilisant.

 

Une fois les principes généraux d’action mis en place s’engage alors le travail de collecte des thèmes, de discussion sur l’opportunité de les retenir, d’éclaircissement sur leurs contenus et sur leurs limites.

 

Encore une fois, le choix en règle générale se fait par expression directe.

 

Reste alors à constituer les sous-groupes et à bâtir le calendrier des interventions. Les petits groupes se construisent le plus souvent par affinité, soit par affinité pour le thème, soit par affinité entre personnes.

 

Il est toujours possible de ne pas s’associer et de s’engager seul sur un thème.

 

Le dispositif  et la liste des sujets arrêtés, chaque thème est évoqué afin de préciser le “projet” du groupe porteur, les attentes des participants, d’identifier des personnes et des lieux ressources et d’évoquer quelques références bibliographiques de manière à fournir à chaque sous-composante la possibilité de démarrer son travail de recherche.

 

 

La quatrième rencontre[14] est sans doute la plus délicate mais aussi la plus riche et la plus instructive.

 

Elle consiste à définir collectivement le dispositif d’évaluation des travaux de manière à pouvoir se soumettre au rite institutionnel de la note indispensable à la délivrance du diplôme.

 

La contradiction est évidente avec la démarche générale mais la règle universitaire, extérieure au processus, vient ici le perturber.

 

Selon les années les débats furent plus ou moins longs et les dispositifs arrêtés fort différents.

 

Un principe absolu sous forme de contrat pédagogique est  conclu avec les apprenants : tout groupe d’investigation s’engage à conduire le travail à terme et à le présenter au collectif, tout travail présenté permet d’obtenir la moyenne au séminaire.

 

Cette règle insatisfaisante nous permet de nous conformer aux exigences institutionnelle de la note.

 

Une fois l’aporie constatée, il convient de trouver une règle d’appréciation des productions à la fois pour me permettre de porter une note sur les bordereaux mais surtout dans un esprit formatif de permettre au groupe porteur d’apprécier la qualité de son travail et d’en tirer les enseignements nécessaires pour aller plus loin une autre fois.

 

En règle générale, on parvient assez facilement à se mettre d’accord sur le fond et la forme de l’évaluation tant du travail tant “oral” qu’écrit, sur la pondération entre les deux, sur les critères, etc.

 

Le reste de l’exercice qui consiste à déterminer le “qui évalue” n’est pas facile,

de la note identique pour tous proposée quelquefois mais incompatible avec la règle institutionnelle,

à la proposition de mon exclusion du processus d’évaluation,

au ce n’est pas le “job” des étudiants en me renvoyant à mon pouvoir discrétionnaire,

en passant par une partie de la note proposée soit par le grand groupe, avec ou sans le groupe porteur,  et avec une prépondérance ou un joker du formateur,

à l’auto-évaluation par l’équipe elle-même, etc.

tous les cas de figure sont évoqués.

 

Différentes modalités furent essayées. Comme pour le reste du dispositif la décision d’évaluation se prend collectivement, si possible à l’unanimité afin d’éviter des désaccords ultérieurs, et toujours dans le souci du respect de tous.

 

Le débat, au-delà d’une discussion passionnante sur l’évaluation soulève de multiples contradictions, en particulier la difficulté des groupes à accepter cette part de responsabilité dans le séminaire.

 

Autant, il est  assez aisé de partager la construction et l’animation du dispositif, autant la question de l’évaluation demeure d’une certaine manière tabou car elle oblige chacun

à interroger ses propres valeurs et ses propres pratiques d’évaluateur,

à se positionner sur l’enjeu de pouvoir ou de perte de pouvoir qu’elle implique,

à questionner sur son rapport au savoir et ses représentations sur la qualité et les critères de mesure de ce dernier.

 

En bref, l’évaluation agit en révélateur  – en analyseur – sur la place et le rôle que chacun entend jouer dans la sphère éducative.

 

Elle apparaît comme un indicateur de confiance dans les capacités individuelles ou collectives des groupes. Elle révèle, aussi bien entendu, des blessures et des incompréhensions anciennes…

 

En dehors de la logique d’évaluation, nous convenons généralement qu’un dossier de recherche sera remis à tous les participants afin de constituer une base de départ d’un travail ou d’une utilisation ultérieurs.

 

Ainsi, non seulement le travail des sous-groupes prend sens mais le savoir produit est collectivisé et d’une certaine manière pérennisé.

 

Le résultat des travaux conduits par les différentes équipes sont présentées lors des séances suivantes.

 

Chaque groupe de recherche a le choix du mode d’intervention qui lui semble le plus en adéquation avec le thème proposé en essayant toutefois de rester dans l’épure proposée en début de séminaire, à savoir éviter les présentations magistrales.

 

Enfin de présentation, le grand groupe renvoie à l’équipe du jour avis et commentaire sur leurs interventions, la qualité de traitement du thème, les savoirs acquis et/ou produits…

 

La dernière séance est réservée à l’évaluation finale des travaux réalisés et du séminaire.

 

La mise en œuvre du dispositif d’évaluation “sommative” adopté collectivement relance toujours le débat sur la légitimité de l’évaluation en tant que telle et, dans la situation,  sur la délicate question de l’évaluation par les pairs.

 

Ainsi fréquemment le dispositif conçu quelques mois auparavant est ré-interrogé voire remis en question, le débat relancé. La tentation de délégué le pouvoir de l’évaluation au formateur, afin de préserver le groupe des effets de l’exercice, réapparaît.

 

Au cours des années, l’évaluation finale du séminaire, du processus mis en œuvre, du travail des équipes d’investigation, du climat, des rôles… ont fait l’objet de larges échanges qui contribuèrent à alimenter les réflexions qui suivent.

 

III Analyses, réflexions : constats

 

Je me limiterai dans cette contribution à six constats que je considère, compte tenu de mes expériences multiples et de leur récurrence, comme les plus significatifs et à la formulation d’une hypothèse, pas entièrement validée aujourd’hui.

 

Premier constat, dans un tel dispositif rien n’est jamais acquis, chaque nouvelle expérimentation produit ses propres formes, chaque nouveau groupe construit son propre cadre, choisit les thèmes qui l’intéressent…

 

Toute planification a priori est vaine. Il convient, comme formateur, d’abandonner ses certitudes sur le bon programme, les bons objectifs, la bonne manière de traiter un sujet.

 

Il oblige à un peu plus d’humilité. Il suffit de s’en tenir au cadre général du séminaire, l’intelligence collective fera le reste.

 

Ce renoncement est d’une grande richesse. Il permet, en effet, d’une part d’éviter les routines car si certains des thèmes sont récurrents, les modes de traitement et d’animation en éclairent des facettes différentes, ouvrent des perspectives inattendues ; d’autre part il laisse place à l’innovation et à la créativité

 

Le rapport de chacun au thème, les histoires singulières des participants, les expériences diverses, les parcours et les origines universitaires variés, la dynamique des sous-groupes et leurs modalités de travail sont autant de variables déterminantes qui infèrent sur le traitement des informations et qui en garantissent l’intérêt renouvelé.

 

Deuxième constat, la résistance à l’autogestion pédagogique existe.

 

Elle est d’abord institutionnelle. Comment croire qu’un groupe d’adultes puisse s’auto-organiser pour produire du savoir quand dix, quinze, vingt ans de dressage systématique ont tout fait pour en briser toute velléité ?

 

Comment croire que la connaissance puisse être acquise autrement que par le docte discours de ceux qui savent ?

 

Comment oser affirmer que ce savoir là, en plus d’être produit dans et par l’action collective est bien souvent mieux maîtrisé par les apprenants, d’une appropriation plus profonde, d’un transfert plus probable[15] ?

 

L’autogestion pédagogique est un contre modèle, celui de savoirs socialement déhiérarchisés, celui de la confiance et de l’éducabilité cognitive.

La faire vivre dans un espace qui en nie les fondements est toujours un exercice difficile d’autant que les obstacles à cette pratique émancipatrice ne sont pas le fait que des structures éducatives.

 

Les apprenants eux-mêmes ont parfaitement assimilé le modèle inculqué et acceptent assez volontiers de s’y soumettre.

 

Ainsi, ils éprouvent et manifestent quelquefois de fortes résistances “culturelles” ou idéologiques à l’autogestion.

 

Paradoxalement en formation des adultes où chacun semble acquis à des pédagogies plus actives,  au learning by doing, où chacun veille à se démarquer du “modèle” scolaire porteur de tous les maux, les réticences sont nombreuses, en particulier dans le cadre universitaire.

 

Le retour à l’Université, les attentes théorisantes,  une mystique de la science et le rapport au savoir lié à ce lieu transforment, dans un premier temps, des formateurs acquis aux “bonnes pratiques” et à la “pédagogie directe”[16] en des consommateurs passifs de savoir, en d’ardents défenseurs de la pédagogie frontale et paresseuse.

 

Au facilitateur de déjouer le piège d’une pédagogie délégataire et d’utiliser sa capacité de persuasion afin que le groupe reprenne confiance en lui et en ses acquis, qu’il accepte le pari de l’expérimentation, qu’il gage dans sa réussite.

 

En d’autres termes, qu’il renonce à la soumission au maître, au conformisme anti-productif de la magistralité[17].

 

Troisième constat, cette andragogie de l’implication demande une forte mobilisation des apprenants qui en se responsabilisant sur un thème détiennent une partie de la réussite et des acquis collectifs.

 

A les écouter lors des bilans, la somme de travail produite par les sous-groupes est plus importantes que celle fournie pour satisfaire à un simple évaluation formative ou même pour produire un exposé.

 

En contre partie les apprentissages réalisés par les équipes d’investigation sont plus importants, les sources consultées plus riches, les analyses mieux fondées et souvent plus approfondies.

 

Pour le grand groupe, le travail collectif lors de l’animation et les échanges nombreux se révèlent positifs, les acquis certains, mais le différentiel avec d’autres formes d’apprentissage moins net.

 

Ce sont, à l’évidence, les équipes de recherche, grâce au travail qu’elles fournissent,  qui sont les grandes bénéficiaires du dispositif.

 

Par ailleurs, et c’est important, cette pratique permet d’apprendre à travailler dans un collectif et d’y trouver sa place. Elle est une occasion d’apprendre dans la coopération des Idées[18] à la fois sur l’objet de recherche et sur les exigences de l’auto-organisation.

 

Elle est encore, au-delà de l’apprentissage de “l’autogestion”, un lieu et un temps d’apprentissage sur soi, une occasion non négligeable de mieux se connaître soi-même,

occasion importante pour ceux et celles qui se destinent aux métiers de formateurs.

 

Quatrième constat, il est fort difficile pour le formateur de devenir un membre du groupe comme les autres et ce malgré une volonté réaffirmée d’établir une relation d’égalité dans le séminaire : égalité de statut (nous sommes tous des apprenants), égalité de parole (un discours en vaut un autre).

 

Il s’agit, en fait dans le registre symbolique d’en finir, et c’est pourquoi c’est si difficile, avec la parole révélée et le savoir transcendant  réservés aux élus, au profit de la parole et de la connaissance co-produites.

En d’autres termes, l’autogestion pédagogique ré-interroge radicalement une conception religieuse et hiérarchique de la pensée et de la connaissance.

 

Il convient donc, d’une part, pour que ces modalités pédagogiques fonctionnent, d’engager un travail de déconstruction des pratiques et des représentations sociales légitimées, d’autre part de résister aux routines et aux rôles intégrés consciemment ou non, qui sans cesse ré-émergent.

 

Ainsi, l’autogestion andragogique implique-t-elle, dans l’état actuel des pratiques, une vigilance pédagogique constante afin de respecter les contrats et les procédures passer entre les acteurs.

 

Cinquième constat, le plus difficile peut-être pour un enseignant : accepter le risque de ne savoir, accepter que le groupe propose et retienne un thème sur lequel le facilitateur n’a aucune compétence.

 

Il ne s’agit pas dans ces circonstances de taire ce fait mais au contraire d’en faire un atout pédagogique et de relever le pari. Un argument de renforcement de la logique autogestionnaire.

 

En effet, cette mise en danger relative est en fait une vraie chance, elle permet de rompre avec l’illusion partagée de la toute puissance et autorise à être enfin un apprenant comme les autres et de démontrer, à terme, que le travail du groupe et l’intelligence collective permettent d’obtenir une production de qualité sans l’intermédiation enseignante.

 

Sixième constat, l’évaluation sommative est anxiogène et contre productive. Elle nuit aux capacités créatrices des individus et des groupes, à l’émergence des intelligences.

 

Elle exerce une fonction éminemment castratrice de la pensée et assure, dans le même élan, le respect des places et la pérennité du pouvoir et des savoirs institués y compris dans le dispositif proposé où elle introduit, en permanence, un biais malgré le contrat passé.

 

Il convient donc de régulièrement de réaffirmer la force du contrat évaluatif passé en amont afin que la liberté pour apprendre soit préservée.

 

Quant à mon hypothèse, elle consiste à considérer que l’autogestion pédagogique favorise l’émergence d’une dynamique de groupe spécifique. En effet, au-delà de modifier la relation pédagogique enseignant-enseigné et de rétablir de l’égalité entre les tous les acteurs, la pratique de la non concurrence, de l’entr’aide et de la coopération sont très largement favorables à l’émulation intellectuelle et à la production d’un savoir critique de qualité.

 

Cette dynamique nouvelle, libérée de l’anxiogène évaluation sommative, favoriserait la construction de relations moins conflictuelles dans la mesure où peu de, voire aucun, pouvoir n’est à prendre, aucune place de calife n’est à pourvoir. Certes, des tensions et des conflits demeurent mais débarrassés de l’hypothèque de l’échec et de certaines formes d’autorité, la régulation et le règlement, en seraient plus aisés.

 

De plus, cette dynamique de groupe renouvelée, fondée sur une communauté relationnelle dédramatisée, serait plus favorable aux apprentissages et à la production de savoir.

 

A l’évidence, une telle hypothèse mérite encore d’être démontrée pour affirmer encore plus fort la nécessité de l’autogestion pédagogique. Elle m’apparaît, pourtant, d’ores et déjà riche de potentiel.

 

Conclusion provisoire

 

La question de l’actualité et du caractère innovant de l’autogestion andragogique n’a pas beaucoup de sens.

 

Elle renvoie d’abord à une posture éthique, celle de la liberté et de la confiance pour apprendre.

 

Puis, à la permanence d’un projet pédagogique qui met l’apprenant au centre du processus d’apprentissage.

 

Déjà posé par Rabelais pour Thélème et son célèbre “fais ce que voudras”, elle traverse, plus ou moins explicitement, tout le courant des pédagogies nouvelles et de l’Ecole moderne.

 

Elle repose sur des hypothèses fortes, celle qu’il est possible de produire du savoir dans la coopération voire d’en produire plus et mieux, celle de le produire dans et par l’égalité, elle-même démultiplicatrice des potentiels individuels et collectifs.

 

Enfin, celle d’une pédagogie optimiste et confiante dans les possibilités d’éducabilité cognitive de chacun dans un environnement libéré des processus inhibiteurs des modes de transmissions autoritaires.

 

Au-delà, l’autogestion pédagogique à une fonction idéologique et sociale, celle de préparer et de démontrer qu’il est possible d’adopter des modes de fonctionnement sociaux différents, à conditions de les travailler.

 

Modes de fonctionnement collectifs transférables à d’autres sphères que la sphère éducative, pré-figuratifs d’une nouvelle sociabilité et de nouvelles modalités d’organisation et de production des biens et des services.

 

Cette ambition réaffirmer contient en elle-même l’explication de la confidentialité relative de l’autogestion éducative car si sa productivité pédagogique est assez généralement admise, sa charge subversive à militer dans le sens de sa relégation dans un environnement social et éducatif hostile compte tenu de d’une forte tradition jacobine qui n’accepte de telle pratique que pour la future élite des décideurs[19].

 

L’autogestion pédagogique n’est donc pas une innovation en soi mais une constante liée à un projet social émancipateur.

 

Je ne saurais conclure une réflexion sur l’actualité de l’autogestion pédagogique sans faire allusion aux bouleversements qu’annonce l’usage des technologies de l’information et de la communication (T.I.C.).

 

Les TIC et la formation ouverte à distance qu’elles permettent (FOAD) relancent, en effet à leur tour, la question de l’actualité, voire du caractère indispensable, de pratiques coopératives en matière d’apprentissage.

 

Apprendre est un acte individuel qui engage profondément le sujet, mais paradoxalement il ne se fait jamais seul, jamais sans un environnement, jamais sans l’autre : l’apprentissage “est coopératif dans son essence”[20]

 

Les TIC qui isolent doivent donc pour favoriser les apprentissages recréer des espaces de coopération indispensables mais du fait de la distance dans le temps et l’espace cette coopération “devient (encore) plus difficile, plus complexe à organiser”[21].

 

Elles apparaissent donc comme une nouvelle chance de relancer ce mode d’organisation, comme une “occasion de reconstituer “par d’autres moyens” une véritable coopération, une authentique situation de groupe, où la diversité de ses participants, mais aussi une communauté d’intérêt et de motivation pourront se compléter (…) afin que chacun acquière des compétences qu’il n’a pas et contribue au développement de chacun des membres du groupe”[22].

 

Inéluctable coopération dont les acteurs ont déjà perçu toute l’importance. Pour apprendre dans ces nouvelles conditions, “il faut savoir s’autogérer, la liberté que nous apprécions certainement tous est au prix d’un travail personnel plus important”, “le côté intéressant de ma formation est l’apprentissage en collaboration : des travaux à construire avec tout le groupe à distance”[23].

 

Ces propos, au-delà de renforcer mes hypothèses et de m’inciter à approfondir mes pratiques, font de la coopération et de l’autogestion des conditions indispensables aujourd’hui de l’apprentissage ce qui, à terme, modifiera le statut et le caractère marginal de l’autogestion en éducation.

 

Je gage, par ailleurs, mais tout le pari de ce courant éducationniste réside là, qu’une telle pratique ne sera pas sans effet sur les modes d’organisation sociétaux de demain.

 

 

Hugues Lenoir

Centre d’Eucation Permanente

Paris X

 

 


[1] Ce texte a paru in : Recherches et Innovations en formation d’adultes (dir. H. Lenoir et E.-M. Lipiansky), Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 69-98.

[2] J’ai choisi d’employer ici sans distinction et comme synonymes les termes pédagogie et andragogie.

[3] A propos de ce DESS, voir Lenoir H., Genèse et stratégie d’un titre : le DESS “cadres pédagogiques de la formation (Paris X), 4es rencontres francophones des responsables de Formations de Formateurs diplômantes, 22, 23, 24 mai 1991, Université de Rennes. Aujourd’hui, ce DESS est une collaboration entre le CNAM et Paris X, il s’intitule Processus de formation et développement des compétences dans le management de projet et je co-anime le module Significations et effets organisationnels et personnels de la formation  avec Jean-Luc Ferrand et Bernard Liétard qui ont accepté de reprendre les mêmes modalités pédagogiques.

[4] Même lorsque j’emploie le vocable étudiant, il s’agit bien dans leur grande majorité d’adultes en formation continue.

[5] Le Courier de l’Unesco, février 1991, pp. 39-40.

[6] Education permanente, n° 100-101, 1989, pp. 91-96.

[7] Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1971, pp. 155-165.

[8] L’apprenant adulte, 1990, Paris, Editions d’organisation, pp. 189-192.

[9] Apprentissage et formation des adultes, 1997, Paris, PUF, pp. 172-186.

[10] Allusion à une proposition célèbre de Michael Bakounine.

[11] Bourgeois et Nizet reprennent ici la définition de Cohen E. G. et Intili J. K., Restructuring the classroom : conditions for productive small groups, 1994.

[12] Bourgeois et Nizet cite ici : Johnson D. W. et Johnson R.T., The socialization and archievement crisis : are cooperative learning experiences the solutions ? 1983.

[13] Mot d’Antoine Prost sur le cours magistral in Propos sur l’Education, 1986, PUF, Paris.

[14] Cette procédure n’a pas été reconduite, à mon grand regret dans le dispositif Paris X – CNAM. Je l’ai néanmoins pratiqué avec succès durant plusieurs années. J’entends par succès le fait que nous sommes toujours arrivés à nous mettre d’accord sur une procédure.

[15] Affirmation basée sur les nombreuses preuves “scientifiques” apportées par les multiples expériences conduites dans le cadre des pédagogies Freinet, institutionnelle…

[16] En parallèle à l’action directe dont se revendiquent les syndicalistes et qui consiste en un refus de la délégation de pouvoir.

[17] Même si je conviens, après Gérard Malglaive, quelquefois de son utilité. Voir à ce sujet son article : Défense et Illustration du cours magistral, Education permanente, n° 39/40, octobre 1977.

[18] Allusion à la première université populaire créée par Georges Deherme et Gabriel Séailles.

[19] Il n’est pas rare de voir utiliser des pratiques pédagogiques de types autogestionnaires (sans le dire) dans les grandes écoles tant en France qu’aux Etats-Unis.

[20] D’Halluin C. (coord.), Usage d’un environnement médiatisé pour l’apprentissage coopératif, Cahiers d’études du CUEEP, janvier 2001, p. 13.

[21]  Ibid., p. 13.

[22]  Ibid, p. 14. La dernière partie de la citation est empruntée à Philippe Meirieu, in Groupes et apprentissages, Connexions 69, 1997-1.

[23]  Extraits d’entretiens, Lefief A., Les écoles du futur, Le Point grandes écoles et universités, n° 1494, 4 mai 2001.

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